Une Histoire De L’Horreur : "Le Sièle Des Camps"

UNE HISTOIRE DE L’HORREUR : “LE SIECLE DES CAMP”

Publié le : 05-06-2012

Info Collectif VAN – – Le Collectif VAN vous
livre cette information traduite par Georges Festa et publiée sur
le site Armenian Trends РMes Arm̩nies le 2 juin 2012.

Armenian Trends РMes Arm̩nies

samedi 2 juin 2012

JoÔl Kotek, Pierre Rigoulot – Le Siècle des camps. Détention,
concentration, extermination : cent ans de mal radical / Century of
Concentration Camps : 100 Years of Radical Evil

Photo: © J.C. Lattès, 2000

par Anne Applebaum

The New York Review of Books, 18.10.2001

Contrairement a ce a quoi l’on pourrait s’attendre, le premier usage
constaté de l’expression ” camps de concentration ” n’eut lieu
ni en Allemagne, ni en Russie. Le terme n’est pas non plus d’origine
anglaise, comme beaucoup de gens, de même, le croient par erreur. En
fait, aussi loin qu’il est possible de le vérifier, la première
personne qui parla de camps de concentration Рou, plus pr̩cis̩ment,
d’une politique de reconcentración – fut Arsenio Martinez Campos,
alors commandant de la garnison espagnole a Cuba. Nous sommes en 1895
et Martinez Campos repousse la dernière, apparemment, de toute une
série ininterrompue de révoltes locales. Cherchant a mettre fin,
une fois pour toutes, a la lutte des Cubains pour l’indépendance,
il propose, dans une lettre confidentielle au gouvernement espagnol,
de ” reconcentrer ” la population civile des régions rurales dans
des camps. Tout en admettant que cette politique puisse entraîner ”
misère et famine ”, cela pourrait aussi, explique-t-il, priver les
insurgés de nourriture, d’abri et de soutien, amenant ainsi la guerre
a une conclusion plus rapide.

Martinez Campos ne réussit pas a mettre en Ŕuvre cette politique,
mais son successeur y parvint. Durant les deux années qui suivirent,
de 1896 a 1898, le général Valeriano Weyler y Nicolau délogea par
la force plusieurs milliers de paysans cubains de leurs foyers. Comme
prévu, ” misère et famine ” s’ensuivirent. En théorie, les camps
étaient censés consister en habitations bâties convenablement, sur
des terres fertiles, près de sources d’eau potable. Dans la pratique,
les paysans cubains furent jetés dans ” de vieilles cabanes, des
maisons a l’abandon, des abris de fortune ”, partout où il semblait
commode de les jeter. La nourriture était distribuée de facon
irrégulière. Typhus et dysenterie se propagèrent rapidement. Des
jeunes filles se prostituaient d’elles-mêmes pour un morceau de
pain. Plus de 200 000 reconcentrados auraient trouvé la mort.

Un historien cubain contemporain décrivit ces premiers camps comme un
” holocauste aux proportions gigantesques ”. Au vue des connotations
liées au mot ” holocauste ”, cette description est inadéquate.

Néanmoins, il existe une étrange, et assez étonnante, chaîne de
connections entre ces premiers camps de concentration caribéens
et les camps de concentration nazis, qui virent le jour, moins de
quarante ans plus tard.

En fait, le terme, comme le concept, se propagèrent et évoluèrent
assez rapidement. En 1900, deux ans seulement après la fermeture
des camps cubains, le terme espagnol de reconcentración avait déja
été traduit en anglais et fut utilisé pour décrire un projet
britannique similaire, lancé pour des raisons similaires, durant la
guerre des Boers en Afrique du Sud. Tout comme les Espagnols avaient
été contrecarrés par la tactique de guérilla des Cubains, les
Britanniques furent démontés par la capacité des soldats boers
a vivre grâce a l’aide de leurs sympathisants civils. Lesquels
sympathisants civils furent dÔment ” concentrés ” dans des
camps, afin de priver les combattants boers d’abri et de soutien. A
nouveau, misère et famine, ainsi que maladie et privations, en
résultèrent. Pour les contemporains, le lien entre les camps
sud-africains et les camps cubains était clair : a l’époque,
les Britanniques furent a la fois admirés et critiqués pour avoir
adapté ” les méthodes du général Weyler ” au Tansvaal.

Quatre ans plus tard, la même politique fut a nouveau adoptée,
a nouveau dans un contexte colonial, bien que légèrement différent.

Cette fois, les colonisateurs n’étaient ni espagnols, ni anglais,
mais allemands. Peu de gens s’en souviennent, mais les Allemands
possédèrent, durant une brève période, des colonies en Afrique :
l’une d’elles fut la Deutsche Sud-West Afrika, l’actuelle Namibie. Le
territoire était peuplé par les Héréros, une tribu qui contrariait
les Allemands ; non seulement leur nombre gênait la colonisation
blanche, mais leur présence troublait la pureté ethnique du
nouvel Etat ” allemand ”. Tout d’abord, la politique coloniale
fut simplement de massacrer les Héréros. Aux yeux de certains
colonialistes allemands, la chose parut inefficace. Suivant l’exemple
britannique dans l’Afrique du Sud voisine, les Héréros furent
dÔment conduits dans des camps de concentration. Mais les Héréros
ne furent pas seulement affamés. Ils moururent aussi d’épuisement,
après avoir été contraints d’effectuer des travaux physiques très
durs pour le compte de la colonie allemande. Début 1905, il y avait
14 000 Héréros en captivité.

A la fin de cette même année, la moitié d’entre eux étaient morts.

Du fait des Héréros, le mot Konzentrationslager apparaît pour
la première fois en allemand, en 1905. C’est aussi dans ces camps
africains que les premières expériences médicales allemandes sont
menées sur des êtres humains. Deux professeurs de Joseph Mengele,
Theodor Mollison et Eugen Fischer, menèrent des recherches sur les
Héréros, le second pour tenter de prouver ses théories sur la
supériorité de la race blanche. Il n’était pas le seul a être de
cet avis. En 1912, un ouvrage allemand qui connut un grand succès,
La Pensée allemande a travers le monde, affirmait que rien ”
ne saurait convaincre les gens sensés que la préservation d’une
tribu de cafres sud-africains importe davantage, pour l’avenir de
l’humanité, que l’expansion des grandes nations européennes et de
la race blanche, en général, ” et que ” c’est seulement lorsque
les populations indigènes auront appris a produire quelque chose
de valable au service de la race supérieure […] qu’ils pourront
être déclarés avoir un droit moral d’exister. ”

L’analogie avec le langage raciste de la Shoah est des plus claire
; il existe, en outre, une autre coïncidence étrange. Le premier
gouverneur impérial de la Deutsche Sud-West Afrika fut le docteur
Heinrich Goering – le père d’Hermann, qui instaura les premiers camps
nazis en 1933. Les auteurs du Siècle des camps posent la question : ”
Ceci explique peut-être cela ? ” – l’un explique-t-il, peut-être,
l’autre ? L’expérience corruptrice du colonialisme – qui renforca
le mythe de la supériorité raciale des Blancs, tout en légitimant
l’utilisation de la violence contre d’autres races – a peut-être
contribué a préparer la voie au totalitarisme du 20ème siècle.

Ce n’est pas aussi simple, bien sÔr : les camps allemands ne peuvent
être ” expliqués ” par les camps sud-africains ou cubains, pas plus
que les camps soviétiques peuvent être ” expliqués ” par le fait
que le terme kontslager apparut, pour la première fois, en russe dans
une traduction de l’anglais, du fait, probablement, de la familiarité
de Trotski avec l’histoire de la guerre des Boers (1). Néanmoins,
il s’agit la de points utiles a explorer. Des étagères entières
de livres ont été écrites, soutenant que les camps nazis peuvent
être entièrement expliqués par l’antisémitisme allemand, ou par
l’histoire intellectuelle allemande, ou encore par l’héritage de
la Prusse. De même, les camps soviétiques ont été imputés a
la nature particulière de la théorie révolutionnaire bolchevik,
a la personnalité de Lénine, a l’héritage tsariste. Bien que des
nations différentes aient fait un usage très différent des camps,
et bien que les camps de concentration se soient développés dans
des situations nationales très particulières pour des raisons
spécifiques, le phénomène du camp de concentration possède lui
aussi une histoire multinationale. Il est peut-être temps d’explorer
comment des m̩thodes de r̩pression Рtelles que les m̩thodes de
guerre Рse sont transmises a travers les fronti̬res et les cultures.

Tel est, en tout cas, l’argument du Siècle des camps, première
tentative d’une histoire du camp de concentration au 20ème siècle.

Mais il s’agit d’un argument que les deux auteurs du livre développent
avec beaucoup de précautions. En le rédigeant, ils ont pris en compte
la polémique portant sur les points de vue de l’historien allemand
Ernst Nolte, lequel soutenait, pour abréger, que les crimes d’Hitler
peuvent être ” expliqués ” par le fait que l’Union Soviétique
construisit ses camps de concentration a une date antérieure. Ils
veulent aussi, semble-t-il, éluder certains débats qui surgirent
avec le Livre noir du communisme – une tentative pareillement
transculturelle, prolixe et francaise, d’évaluer les dommages causés
par les régimes communistes, de Lénine a Mao et a Kim Il Sung (2).

Lors de sa publication, le Livre noir déclencha une tempête de
polémiques en France, en partie parce que son éditeur relevait,
notamment dans son introduction, que davantage de gens furent tués,
de facon différente encore, par les régimes communistes qu’il n’y
en eut a cause d’Hitler. Pour certains, cela ressemblait a nouveau
a une tentative pour amoindrir la signification de la Shoah.

Dans leur préface au Siècle des camps, Pierre Rigoulot et JoÔl
Kotek, son coauteur, déclarent vouloir éviter la controverse des
plus stérile quant a savoir ” qui fut pire, Hitler ou Staline ”
(ainsi que les polémiques sur ” qui fut pire, Staline ou Mao,
la Chine ou le Cambodge, l’Amérique Latine autoritaire ou l’Europe
totalitaire ”). De même, ils se refusent a établir un parallèle
entre les Britanniques en Afrique du Sud et les communistes en Chine
ou les nazis a Auschwitz, ou a affirmer que les camps de détention
bâtis pour les Américains d’origine japonaise, durant la Seconde
Guerre mondiale, peuvent être présentés, a juste titre, comme
” le goulag américain ”, comme c’est souvent le cas. Toutefois,
ils soutiennent que des comparaisons peuvent, en fin de compte, nous
aider a voir plus clairement l’horreur des camps les plus terrifiants,
a comprendre d’où elle provint et pourquoi elle advint :

” Affirmer que Treblinka est ” unique ”, c’est supposer qu’on l’a
comparé avec d’autres camps et que l’on est arrivé a la conclusion
que celui-ci est radicalement différent. L’étude comparée du
phénomène du camp de concentration n’est pas seulement légitime,
mais nécessaire, si l’on veut dégager les traits spécifiques de
chaque cas particulier.

Finalement, leur recherche est éclairante, car ce phénomène global
est un de ceux auxquels nous n’avons pas suffisamment réfléchi. Du
fait de l’horreur que le terme ” camp de concentration ” inspire,
il y a un désir naturel de ne pas l’analyser. Mais savons-nous
vraiment ce que nous entendons, exactement, par le terme ” camp de
concentration ” – ou encore pourquoi l’utilisons-nous comme nous le
faisons ? Peut-être est-il plus facile de commencer par définir
ce que n’est pas un camp de concentration – ce par quoi commencent
Rigoulot et Kotek. Un camp de concentration, écrivent-ils, n’est pas
un camp pour prisonniers de guerre, ni un camp de réfugiés, même si,
parfois, les deux ont pu ressembler a des camps de concentration ;
l’on songe, par exemple, aux conditions atroces dans lesquelles les
prisonniers de guerre soviétiques furent détenus dans l’Allemagne
nazie, ou a la misère dans laquelle les populations déplacées ont
vécu après la Seconde Guerre mondiale.

Un camp de concentration n’est pas, non plus, semblable a une banale
prison, ni a un banal camp de détention pour criminels, bien que
la démarcation entre prisons et camps de concentration ne soit pas
toujours facile a établir, elle non plus. Généralement parlant, les
criminels sont condamnés par un système judiciaire qui examine la
culpabilité individuelle, alors que les gens sont envoyés dans des
camps de concentration par la police et les forces armées exécutant
des ordres politiques. La encore, cette distinction est parfois mise
a bas. Dans le cas de l’Union Soviétique, un système judiciaire fut
mis en place pour condamner un grand nombre d’ ” ennemis de l’Etat
” a des camps de concentration. Cet système fut de pue forme –
les ” procès ” prenaient rarement plus de quelques minutes – mais
il exista, contribuant a légitimer les camps aux yeux de ceux qui
les concurent.

De même, le fait que les prisonniers politiques, les prisonniers
criminels et même les prisonniers de guerre soviétiques étaient
fréquemment détenus ensemble dans les mêmes camps et prisons.

Un système de camps de concentration n’est pas, non plus, un système
de meurtre en masse. Au risque de brouiller la aussi les définitions,
la plupart des camps de concentration, y compris la plupart des camps
nazis, ne furent pas organisés seulement pour éliminer des gens,
même si cela fut le résultat pratique du travail forcé, d’une
hygiène déplorable et de rations alimentaires drastiques. Les auteurs
soulignent, comme d’autres l’ont fait, que les nazis ne considéraient
pas leurs camps de la mort – a savoir, les camps où les prisonniers
arrivaient et ̩taient imm̩diatement ex̩cut̩s Рcomme faisant
partie du même système que leurs camps de concentration. Ces camps
de la mort furent au nombre de quatre – Belzec, Chelmno, Sobibor et
Treblinka. En outre, Majdanek et Auschwitz servirent a la fois de
camps de concentration et de camps de la mort. Ces six camps sont
parfois appelés Vernichtungslager – camps d’extermination – plutôt
que camps de concentration.

Il devrait être évident, par ailleurs, que les camps ne sont pas
nécessairement au service du meurtre de masse : maints régimes, dans
nombre d’endroits, durant des siècles, ont trouvé des méthodes pour
massacrer un grand nombre de gens, sans recourir a quelque camp que ce
fÔt. Si le choix de Rigoulot et Kotek de n’écrire que sur les camps
a certainement un sens, cela signifie aussi que beaucoup de choses en
rapport sont éludées. Ils font, par exemple, brièvement allusion
a la politique de réinstallation du gouvernement sud-vietnamien,
qui concentra les civils dans des ” villages stratégiques ”, afin
de nuire aux guérillas communistes. Ce fut certainement une politique
cruelle, mais pas plus cruelle que le bombardement de l’Afghanistan par
le gouvernement soviétique, censé avoir fait un million de victimes.

Cette politique se proposait, elle aussi, de réduire le soutien aux
guérillas, mais ne cadre pas avec le propos de cet ouvrage.

Néanmoins, si l’on compare les camps de concentration a d’autres
formes d’emprisonnement, une définition émerge progressivement.

Rigoulot et Kotek concluent que, lorsque l’on parle de camps de
concentration, l’on entend généralement des camps pour des gens
qui furent emprisonnés non pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce
qu’ils furent. Les camps de concentration ne sont pas construits
pour des délinquants individuels, mais plutôt pour un genre
particulier de prisonniers non criminels, civils, les membres d’un
groupe ” ennemi ” ou, en tout cas, d’une catégorie de gens qui,
en raison de leur race ou de leur supposée appartenance politique,
sont regardés comme dangereux ou inutiles pour la société. Dans son
premier usage recensé du terme kontslager en aoÔt 1918 – il semble
l’avoir emprunté a Trotski – Lénine n’appelle pas a ce que les ”
coupables ” soient condamnés aux camps, mais a l’emprisonnement
en masse des ” éléments non fiables ”. Ce n’est pas un hasard
si les camps de concentration sont réapparus en Europe durant la
décennie précédente, lors de la guerre de Bosnie, qui fut une
guerre se proposant d’instaurer la pureté ethnique dans certaines
régions de l’ancienne Yougoslavie.

Par dela leur recherche d’un type particulier de prisonnier, on ne
saurait affirmer que les camps décrits dans Le Siècle des camps
aient beaucoup en commun. Certains, tels les camps de détention mis
en place pour les Américains d’origine japonaise durant la Seconde
Guerre mondiale, visaient simplement a isoler des gens considérés,
sans preuve individuelle, comme potentiellement déloyaux. D’autres
furent concus pour faire pleinement usage du travail bon marché des
détenus : a son apogée, le système soviétique des camps constituait
une part essentielle de l’économie soviétique, et les prisonniers
étaient employés dans toutes les industries imaginables. D’autres
encore se proposèrent de ” rééduquer ” des prisonniers a
la loyauté douteuse, exigeant parfois d’eux qu’ils s’accusent
et des aveux imaginaires, tout en leur infligeant un traitement
rigoureux. Généralement parlant, les régimes démocratiques ont
utilisé les camps de concentration comme mesures temporaires, en
temps de guerre. Les régimes totalitaires les déploient comme faisant
partie permanente et intrinsèque du système : par définition, les
régimes totalitaires sont ceux qui établissent un idéal social,
cherchant ensuite a éliminer ou a rééduquer tous ceux qui ne
cadrent pas avec lui.

Rigoulot et Kotek s’attellent a ces différences, en partie
via une exploration de la singularité de la vie quotidienne
dans chaque complexe du camp, utilisant les sources secondaires
disponibles. Ces récits sont des plus inégaux, ce a quoi il
fallait peut-être s’attendre : tous les camps créés au cours
des cent dernières années n’ont pas été étudiés avec une
égale minutie. La documentation n’est pas, elle non plus, toujours
accessible. Les camps nazis sont décrits dans des centaines de
mémoires, documents d’archives et une littérature secondaire qui
continue a s’accroître. Nous ne connaissons les camps contemporains
de Corée du Nord qu’a travers les descriptions de très rares
transfuges. Néanmoins, les auteurs semblent parfois n’avoir
pas connaissance de publications récentes a partir d’archives
soviétiques récemment ouvertes ; ils s’interrogent, par exemple, sur
l’existence possible de ” camps au régime spécial ” – a savoir,
des camps comportant des r̩gimes particuli̬rement brutaux Рpour
les prisonniers politiques, alors qu’en fait, l’existence de tels
camps est amplement documentée.

Les auteurs classent, de même, les camps en quatre catégories assez
vagues : ceux concus a seule fin d’isoler des populations (Cuba,
Afrique du Sud) ; ceux concus en vue de profiter des travaux forcés
(camps soviétiques, premiers camps nazis, camps chinois et autres
d’Asie) ; ceux concus pour humilier tout d’abord, puis éliminer
les prisonniers (les camps nazis ultérieurs) ; et, finalement,
les six Vernichtungslager, qui n’étaient pas du tout, en fait,
des ” camps ”, mais des usines de mort. Les auteurs reconnaissent
que certaines distinctions opérées entre leurs catégories sont
difficiles a tracer.

Quoi qu’il en soit, tant les descriptions quelque peu prolixes de
camps particuliers que les catégories utilisées servent un objectif.

Elles constituent, simplement, un dispositif qui permet a Rigoulot et
a Kotek d’analyser le phénomène global du camp de concentration,
sans avoir a dire que tous les camps de concentration, ou tous les
régimes totalitaires, furent partout identiques, ou que l’existence
de crimes atroces dans tel pays amoindrit la culpabilité de ceux
qui perpétrèrent des crimes horribles dans tel autre.

Si l’on considère les camps d’un point de vue global, plusieurs
modèles émergent. Il est frappant de voir, par exemple, comment
de nombreux systèmes de camps surgissent spontanément. Goering
lui-même, lors de son procès a Nuremberg, remarque que les premiers
camps nazis apparurent du simple fait que, du jour au lendemain, ”
nous nous retrouvâmes avec plusieurs milliers de prisonniers entre
nos mains ”.

Même chose en Union Soviétique, où les prisonniers, a partir de
1918, furent souvent installés, par mesure d’urgence, dans d’anciens
monastères et églises. Pas plus tard qu’en 1943, les camps italiens
r̩serv̩s aux Juifs Рils commenc̬rent a apparątre en 1939,
sous l’influence directe d’Hitler – se trouvaient encore dans des ”
écoles, villas, couvents, châteaux ”. Lors de la guerre civile en
Grèce, des camps furent installés en toute hâte dans des îles,
où les détenus vivaient dans des campements de fortune ou dormaient
simplement a la belle étoile.

Il est de même frappant de voir comment, souvent, les camps
émergent en pleine guerre, au beau milieu d’une révolution et
dans un climat de violence généralisée. Tout en affirmant que
l’héritage de l’impérialisme a été souvent négligé comme
influence dans la préhistoire du totalitarisme au 20ème siècle,
Kotek et Rigoulot soulignent aussi l’influence brutalisante de la
guerre au 20ème siècle, telle qu’elle fut conduite, en particulier,
durant la Première Guerre mondiale en Europe et, par extension,
durant la Seconde Guerre mondiale en Chine. Des armes nouvelles
et des inventions nouvelles (le fil de fer barbelé, entre autres)
rendirent soudain plus facile de terroriser davantage de gens plus
rapidement. La Première Guerre mondiale engendra aussi ses propres
camps : vastes camps d’internement, en Alsace-Lorraine, pour les
civils ” suspects ”, et immenses camps pour prisonniers de guerre,
plus a l’Est. L’expérience infernale des tranchées peut, elle aussi,
avoir contribué, en Allemagne et en Russie, a inspirer un mépris pour
la vie humaine, qui est une composante essentielle du totalitarisme.

Mais, pour que les différentes sortes de camps se développent
et perdurent sur une longue p̩riode Рcomme ce fut le cas dans
l’Allemagne nazie, en Union Soviétique et en Chine – quelque chose
d’autre devait être présent, outre la nécessité immédiate et
spontanée de rassembler un grand nombre de prisonniers et de les
traiter comme du bétail ou une cargaison. A savoir l’idéologie,
mais il convient de préciser qu’il devait exister une rhétorique
de déshumanisation, de dépersonnalisation. Comme cela a été
maintes fois décrit, la déshumanisation nazie des Juifs précéda
la création, de fait, des camps : avant que les Juifs ne fussent,
en pratique, raflés et déportés, ils furent privés du droit de
travailler en tant que fonctionnaires, avocats et juges ; il leur
fut interdit d’épouser des Aryens, de s’inscrire a des écoles
aryennes, d’abattre des animaux selon le rite casher ; ils furent
obligés d’arborer l’étoile jaune de David et subissaient mauvais
traitements et humiliations en pleine rue.

Au sein des camps, ce processus se fit plus extrême. Dans son long
entretien avec Franz Stangl, le commander de Treblinka, Gitta Sereny
lui demande pourquoi les détenus du camp, avant d’être tués,
étaient aussi battus, humiliés, privés de leurs vêtements. Stangl
répond : ” Pour conditionner ceux qui, en fait, devaient mettre
en Å”uvre cette politique. Pour qu’il leur soit possible de faire ce
qu’ils ont fait.

” (3). Dans son ouvrage qui eut un grand retentissement, The Order of
Terror : The Concentration Camp [L’Ordre de la terreur : le camp de
concentration], le sociologue allemand Wolfgang Sofsky a, lui aussi,
montré comment la déshumanisation des prisonniers dans les camps
nazis fut méthodiquement appliquée a chaque aspect de la vie du
camp, des haillons uniformes a la privation de l’intimité, a une
discipline de fer – des règles strictes présidaient au couchage –
et a l’attente constante de la mort (4).

Ce n’est peut-être pas totalement un hasard si, dans le cas
soviétique, les comportements a l’égard des prisonniers connurent
une profonde transformation, précisément a l’époque où le système
des camps commenca a se développer. Dès la fin des années 1930,
Staline se mit a faire référence en public aux ” ennemis du
peuple ”, recourant a ce qu’un historien a nommé des ” termes
biologico-hygiéniques ”. Les dénoncant comme de la vermine, une
pollution, une saleté devant ” faire l’objet d’un nettoyage ”,
et les comparant a de ” mauvaises herbes vénéneuses ” (5). Les
prisonniers furent parallèlement ” excommuniés ” de la vie
soviétique, n’étaient pas autorisés a se traiter mutuellement de ”
camarades ”, ne pouvaient plus porter le titre de ” stakhanoviste
” ou d’ ” ouvrier de choc ”, se fussent-ils bien comportés ou
eussent-ils travaillé avec ardeur. Cette exclusion de la société
soviétique affecta si fortement les prisonniers concernés, écrit
Jacques Rossi, que dès les années 1940,

” une brigade qui venait juste d’effectuer un poste de 11 heures et
demie accepta de rester et de travailler le poste suivant, uniquement
parce que l’ingénieur en chef […] déclara aux prisonniers : ”
Je vous demande de le faire, camarades ! ” (6)

Les sociétés asiatiques qui ont instauré des systèmes de camps en
masse et des systèmes de répression en masse, ne font pas exception.

En Chine, la Révolution Culturelle diabolisa les ” Noirs ” par
opposition aux ” Rouges ”. Au Cambodge, les Khmers Rouges punirent
sévèrement les ” 75 ”, les gens qui furent expulsés des villes en
1975. En Corée du Nord, les autorités parlent des ” non réformables
”, semblables a de la ” mauvaise herbe qui doit être arrachée ”.

Que ce genre de langage franchisse les frontières, tel groupe
de révolutionnaires l’empruntant a d’autres (et il est utile de
noter combien, souvent, la métaphore des ” mauvaises herbes ”
est utilisée), ou que le besoin de déshumaniser des groupes
étrangers soit comme intrinsèque a la nature humaine, pose une
question apparemment insoluble. Mais il est clair que les méthodes
d’organisation des camps purent et furent exportées. En mettant a
part la question probablement insoluble de savoir ce qu’Hitler savait
réellement des camps de Staline, l’on peut affirmer, sans aucun doute,
que les Chinois en avaient une connaissance approfondie. A l’apogée de
la collaboration sino-soviétique, au début des années 1950, des ”
spécialistes ” soviétiques aidèrent a mettre en place plusieurs
camps chinois et organisèrent des brigades de travaux forcés dans
une mine de charbon, près de Fuchun.

Dans l’Europe orientale de l’après-guerre, les camps communistes ne
furent pas simplement mis en place sur les conseils des Soviétiques,
mais furent en fait organisés et dirigés, au début, par l’Armée
Rouge et la police secrète soviétique. Tel fut certainement le cas
en Allemagne de l’Est, où certains prisonniers du nouveau régime
furent affectés dans des camps nazis récemment libérés, dont
Sachsenhausen et Buchenwald. En Roumanie, qui instaura, elle aussi,
un vaste système de travaux forcés a la soviétique, la police
secrète agissait sous les ordres directs de son homologue soviétique.

Rien, naturellement, n’empêcha d’autres cultures de revoir le modèle
soviétique pour l’adapter a leurs besoins spécifiques. Après la
mort de Staline, même les camps situés dans les Etats communistes
d’Europe de l’Est commencèrent a différer sensiblement. Les
Tchèques démantelèrent progressivement leurs camps, alors que
les communistes bulgares conservèrent les leurs jusque dans les
ann̩es 1970. Les camps chinois Рles laogai Рexistent toujours,
même s’ils ne ressemblent plus aux camps staliniens qu’ils étaient
censés reproduire. Bien que les camps staliniens maintinssent leurs
services ” culturels – éducatifs ”, et bien que leurs commandants
adhérassent pour la forme a l’idée de rééducation, ils n’avaient
rien a voir avec le système rigide de rééducation que les camps
chinois comportent actuellement, un système dans lequel l’expiation
et l’avilissement rituel des prisonniers devant le Parti – autre forme
de d̩personnalisation Рsemblent rev̻tir une importance bien plus
grande, aux yeux des autorités, que les biens que les prisonniers
réussissent a produire.

L’idée du camp de concentration est suffisamment vague pour qu’elle
s’exporte ; mais les détails spécifiques – a quoi servent les camps,
comment ils se développent finalement, a quel point ils se rigidifient
ou se d̩sorganisent, ou encore demeurent cruels ou lib̩raux Рtout
cela dépend de tel ou tel pays, de la culture, du régime en place.

En fin de compte, toute exploration du sujet général des camps
ramène invariablement a un débat sur ce qui les différencie et sur
la singularité du régime qui les a instaurés. Ce qui ne veut pas
dire que les comparaisons s’arrêteront : en fait, a mesure que l’on
commence a avoir un regard rétrospectif sur l’histoire du 20ème
siècle, il sera difficile d’éluder le sujet. Dans leur conclusion,
les auteurs du Siècle des camps notent que la ” globalisation ”
de l’histoire des camps a peut-être déja commencé. Deux anciennes
victimes des camps asiatiques, Pramoedya Ananta Toer, d’Indonésie,
et Harry Wu, de Chine, ont visité les sites des camps nazis. J’étais
présente a un séminaire a Cracovie, où les camps nazis, soviétiques
et nord-coréens furent évoqués. Un des ouvrages récents les
plus intéressants sur ce que les Francais nomment le ” phénomène
concentrationnaire ”, Face a l’extrême, de Tzvetan Todorov (1991),
examine l’expérience des prisonniers dans les systèmes nazi et
soviétique, se demandant s’il leur était possible de maintenir
quelque morale que ce soit dans le monde inhumain des camps (7).

De même, la globalisation n’est pas entièrement nouvelle. C’est
Hannah Arendt, après tout, qui appelait a écrire une histoire du camp
de concentration, depuis ses débuts dans les pays impérialistes,
en passant par son utilisation, comme mesure temporaire, en temps de
guerre, pour arriver a son institutionnalisation comme organe permanent
de gouvernement dans des régimes de terreur. ” Kotek et Rigoulot
reconnaissent humblement que leur ouvrage constitue simplement un
début de réponse a sa proposition. Espérons qu’il y en ait d’autres.

Notes

1. Mikhail Geller, Kontsentratsionni Mir i Sovetskaya Literatura [Le
monde concentrationnaire et la littérature soviétique], Londres :
Overseas Publications Exchange Ltd, 1974. L’ouvrage de Geller, qui
a été traduit en francais [éd. L’Age d’Homme, 1974 – NdT], mais
pas en anglais, est le premier a étudier l’évolution des camps de
concentration dans le cadre de l’idéologie bolchevik.

2. Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej
Paczkowski, Karel Bartošek, Jean-Louis Margolin. Le Livre noir du
communisme. Paris : Editions Robert Laffont, 1997, 846 p.

3. Gitta Sereny, Into that Darkness : An Examination of Conscience,
New York : McGraw-Hill, 1974, p. 101. [Traduction francaise par Colette
Audry, Au fond des ténèbres, parue en 1975 aux éditions DenoÔl,
r̩̩d. en 2007 РNdT].

4. Wolfgang Sofsky, The Order of Terror : The Concentration Camp,
Princeton University Press, 1997. [Traduit de l’allemand en francais
par Olivier Mannoni, ̩dtions Calmann-L̩vy, 1995 РNdT].

5. Amir Wiener, ” Nature, Nurture, and Memory in a Socialist Utopia :
Delineating the Soviet Socio-Ethnic Body in the Age of Socialism, ”
The American Historical Review, Vol. 104, n° 4 (oct. 1999), p. 1121.

6. Jacques Rossi, The Gulag Handbook : An Encyclopedia Dictionary of
Soviet Penitentiary Institutions and Terms Related to the Forced Labor
Camps, traduit du russe en anglais par William A. Burhans, New York
: Paragon House, 1989, p. 449. [Traduction francaise, Le Manuel du
Goulag, du russe en francais, par l’A. en collaboration avec Sophie
Benech et V̩ronique Patte, Le Cherche Midi Editeur, 1997 РNdT].

7. Tzvetan Todorov, Facing the Extreme : Moral Life in the
Concentration Camps, traduit du francais en anglais par Arthur Denner
et Abigail Pollak, New York : Metropolitan Books, 1996. [Edition
francaise, Face a l’extrême, Seuil, 1991 – NdT].

[Anne Applebaum est notamment l’auteure de Gulag. A History of the
Soviet Camps, Londres : Allen Lane, 2003. L’ouvrage de JoÔl Kotek
et Pierre Rigoulot est paru en anglais, Londres : Orion / Weidenfeld,
2004. (NdT)].

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Source :

Traduction : © Georges Festa – 06.2012.

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