La petite fiancee de l’Armenie; Karine Arabian

L’Express , France
10 mai 2007

La petite fiancée de l’Arménie; Karine Arabian

par Quilleriet Anne-Laure

Le musée de la Mode de Marseille donne carte blanche à cette
petite-fille de bottier qui, depuis 2000, s’impose à pas de velours
dans l’univers de l’accessoire. Rencontre dans son atelier parisien.

C’est une rue qui lui va bien, la rue Papillon, cette artère
tranquille du IXe arrondissement où elle a installé en 2000 sa
boutique et son atelier, loin des parcours fléchés du luxe parisien.
C’est là que cette fille de tailleurs arméniens, élevée à Villejuif,
dessine des collections d’accessoires de plus en plus remarquées, qui
mêlent candeur et impertinence, féminité rétro et jeux de lignes…
Un cocktail à l’image de cette pétillante brune de 39 ans, nourrie
par sa passion pour le rock, son goût de la fête comme par ses
voyages en Arménie, le pays de ses grands-parents, découvert en 1999.
Depuis, elle n’a cessé d’y faire des allers-retours. Elle a même
présenté un défilé remarqué à Erevan, en octobre 2006, avant d’être
choisie comme le chef de file des créateurs arméniens, dans le cadre
d’une exposition qui débute le 16 mai à Marseille.

Comment avez-vous abordé la culture de ce pays, que vous avez visité
pour la première fois à 30 ans passés?

Le but, c’est de parler de l’Arménie autrement, d’une façon moins
larmoyante et plus tournée vers l’avenir. On est néanmoins remonté au
XVIIe siècle pour rappeler que les Arméniens ont introduit en Europe
des tissus ou des teintures comme la garance. Puis l’on évoque le
parcours d’artisans qui se sont illustrés en France dans des
entreprises de chaussures, de broderie ou de tricotage, en mettant
l’accent sur de grandes réussites: Alain Manoukian, Stephane Kélian,
Alain Mikli ou d’autres, moins connus, comme Der Balian, qui
chaussait Greta Garbo… Pour l’étage qui m’est consacré, j’ai voulu
expliquer le processus créatif des collections.

Quelle vision de l’Arménie aviez-vous, enfant?

Même si mes grands-parents ont toujours parlé arménien, c’était
abstrait et inaccessible, comme un pays qui n’existait pas, tellement
le drame du génocide était enfoui sous les non-dits. Mon grand-père
maternel n’a jamais raconté sa véritable histoire, il a masqué toutes
ses douleurs sous l’humour. Du côté de ma grand-mère paternelle, j’ai
perçu des choses terribles par bribes.

Qu’est ce qui a déclenché le désir de redécouvrir vos racines?

Le vrai déclencheur a été mon cousin Dan (avec qui j’ai fondé ma
marque), qui est parti donner des cours là-bas dès 1991. Je me suis
demandé comment, moi aussi, je pouvais être utile à ce pays. Et, en
1999, il y a eu le premier voyage avec mes parents, un vrai choc. J’y
reviens régulièrement depuis.

Avez-vous eu envie d’inclure les savoir-faire arméniens dans vos
créations d’accessoires?

Je l’ai fait en 2003 dans la collection Minérale, avec des pierres et
des bois locaux. En ce moment, je travaille avec des Arméniens
installés à Beyrouth sur une mini-série de souliers et de bijoux en
fils d’or et un sac en obsidienne baptisé Alchimia. Au-delà de ce
choix de matières premières, j’ai voulu exprimer un mélange de dureté
et de richesse intérieure en intégrant différentes réflexions: sur la
femme orientale, les formes géométriques des monuments soviétiques…

Dans votre carte blanche, on retrouve le cinéaste Sergueï Paradjanov
et le parfumeur Francis Kurkdjian.

Avant de découvrir l’Arménie, je connaissais déjà l’oeuvre de
Paradjanov. On a consacré un espace à ses collages et à ses costumes.
Pour moi, il est tout à la fois un symbole de créativité, de folie et
d’indépendance. Même en prison, sous le régime soviétique, il s’est
battu en restant libre et flamboyant. Quant à Francis Kurkdjian,
créateur de l’ambiance olfactive d’une partie de l’exposition, on
s’est retrouvés autour d’une certaine idée du luxe et d’une Arménie
tournée vers l’avenir.

L’accessoire est-il pour vous un moyen d’expression plus naturel que
le vêtement?

J’ai commencé par faire des bijoux dans une chambre de bonne; je les
ai présentés au Festival de la mode de Hyères, en 1993, et j’ai
continué en travaillant pour Swarovski puis Chanel pendant deux ans,
où j’ai dessiné peu à peu des sacs et des chaussures. Même si je suis
née dans le vêtement, j’étais paralysée par des références
inaccessibles comme Azzedine Alaïa et je ne me sentais pas à la
hauteur pour me lancer.

Vous avez présenté un défilé à Erevan en octobre; avez-vous désormais
l’intention de développer une ligne de prêt-à-porter?

Mon objectif est d’arriver à monter une vraie maison de mode. Pour
l’instant, je construis chaque saison une minicollection. C’est mon
dernier bastion de liberté, car il n’y a pas encore d’impératif de
ventes. Au début, je voulais que le vêtement soit une prolongation
des accessoires, mais c’est un créneau qui enferme vite. Je cherche
en ce moment le bon partenaire pour la fabrication, et ce sera sans
doute le point de départ pour dessiner de véritables collections.

Vous mettez souvent en avant le fait d’être une femme dans votre
rapport à la création…

C’est d’autant plus déterminant dans le milieu de la chaussure, qui
est un domaine ultramasculin. Les hommes ont tendance à en rajouter
dans le fantasme, en oubliant que les souliers sont faits pour
marcher. Le choix d’une chaussure a des conséquences sur le corps et
sur l’humeur. Je cherche donc que les femmes se sentent bien, sans
négliger la séduction.

Vous avez construit votre maison en douceur. Ne vous sentez-vous pas
décalée dans un milieu qui fait et défait des carrières à une vitesse
éclair?

C’est un milieu qui éblouit, mais qui peut générer beaucoup de
frustrations. J’ai appris à me préserver. Depuis l’école, j’ai vu
plein de copains qui sont montés en flèche avant de redescendre aussi
vite. J’ai préféré asseoir un style sur le long terme. En 2000,
personne ne m’attendait avec mes souliers à bouts ronds et petits
talons, à l’encontre des talons aiguilles, ultrasexy. Je me sens
atypique dans un système compartimenté entre une branchitude extrême,
qui n’est plus de mon ge, et des grands groupes qui jouent aux
chaises musicales avec les stylistes. Je me reconnais plus dans la
liberté des créateurs des années 1980. Un peu old school en somme,
mais avec des notions de marketing des années 2000!