"Un martyr de la Democratie turque : l’Armenien Hrant Dink"

NEWS Press
24 janvier 2007

"Un martyr de la Démocratie turque : l’Arménien Hrant Dink"

AUTEUR: France 24

Vendredi 19 janvier, dans le quartier de Chichli, coeur
arméno-chrétien historique d’Istambul, le leader de la communauté
arménienne et Directeur du Journal turco-arménien Agos est abattu
devant son journal à bout portant de plusieurs balles dans la tête et
dans le cou.

Voilà comment a été récompensé un homme de paix qui oeuvrait
inlassablement depuis des années pour la réconciliation
arméno-turque. Hrant Dink avait pourtant connu la prison, les
tortures. Il avait courageusement traversé les épreuves de la
dictature, des harcèlements policiers, des
ultra-nationalistes-islamistes turcs qui voulaient sa peau depuis
longtemps. Mais loin d’en vouloir aux Turcs, il expliquait à qui
voulaient l’entendre qu’il était « fier d’être turc », que la Turquie
était une grande nation, que les Arméniens de Turquie devaient
impérativement réconcilier leur identité arménienne avec leur Patrie
turque.

Véritable martyr des temps modernes et des Chrétiens d’Orient, il
savait qu’il allait mourir, il avait même décrit minutieusement la
façon dont on l’assassinerait. Hrant Dink n’avait aucune illusion sur
les capacités de protection de l’Etat turc. Or en dépit de cette
certitude d’être menacé, détesté à mort par les islamo-nationalistes
extrémistes turcs, il aimait le peuple turc et pardonnait d’avance à
ses bourreaux qu’il estimait victimes d’une vieille et persistante
propagande d’Etat.

Un rêve inachevé

Lorsque je l’ai rencontré la dernière fois avec un universitaire
turc, il m’expliqua qu’il se sentait parfois mal compris par ses
frères de la diaspora arménienne d’Europe et de France. Il estimait
cette dernière trop « anti-turque », trop revancharde, trop
arc-boutée sur son passée douloureux. Son rêve de réconciliation
arméno-turque lui permettait de défendre l’Arménie autant que la
Turquie. Il soutenait l’Arménie dans le monde et en Turquie, mais
fustigeait la turcophobie en Europe et en Arménie. Pour lui, l’Union
européenne était le débouché inévitable de la Turquie, mais encore
plus l’espace de protection et d’épanouissement naturel des
minorités.

Hrant Dink croyait au droit, à la Justice. C’est la raison pour
laquelle, lorsqu’il fut une fois de plus inquiété par les Tribunaux
turcs pour avoir osé parler du génocide arménien – alors qu’il
n’exigeait même pas une reconnaissance officielle et qu’il avait
critiqué le projet de loi français visant à pénaliser la négation du
génocide des Arméniens de 1915 – il me lança, optimiste : « j’ai
confiance dans l’évolution de la société turque et dans l’Union
européenne, les choses vont s’arranger ».

Je me rappelle aussi d’une discussions avec ses enfants dans les
enceintes de la grande librairie familiale des Dink, où l’on
m’expliquait que « les Arméniens de Turquie sont des Turcs », que «
les Turcs sont tolérants », qu’il « ne faut pas leur imputer les
dérives des islamistes et des ultra-nationalises », bref que « seul
le dialogue et l’amitié entre les Turcs et les Arméniens permettra de
panser les plaies ».

De passage à Istanbul, j’avais récemment questionné le fils libraire
Arat sur le danger que constitue depuis 2003 (la crise irakienne) la
montée de l’intolérance religieuse et raciale en Turquie. Une
intolérance de plus en plus violente qui se manifeste notamment par
des publications ou films à succès portant sur le « complot » des
Juifs, Kurdes, Américains, Européens et Arméniens contre l’intégrité
de la Turquie. Un climat qui a incité des éditeurs aussi
opportunistes qu’extrémistes à remettre au goût du jour les
Protocoles, Mein Kampf, le Testament politique d’Hitler, etc.

Un optimisme à tout épreuve

Malgré le regain de révisionnisme en Turquie appuyé par le
Gouvernement ; malgré la dérive inquiétante autoritaire et
démagogiquement nationaliste du parti AKP de R.T. Erdogan, malgré
tant de signes inquiétants comme les agressions d’Arméniens en Europe
ou en Turquie par des Groupes négationnistes turcs, malgré
l’assassinat de plusieurs religieux chrétiens ou de Juges laïques,
Hrant Dink ne désespérait pas de ses compatriotes turcs.

D’une certaine manière, il avait raison d’être optimiste, quand on
sait que des milliers de Turcs ont manifesté ces derniers jours à
Ankara et à Istambul aux cris de « nous sommes tous Arméniens ». Sa
plus grande victoire posthume est en effet d’avoir suscité par son
martyr l’adhésion de milliers de Turcs qui auraient pu tomber un jour
dans le piège de la haine arménophobe s’ils n’avaient pas rencontré
sur leur route le témoignage amical et fraternel de Dink.

Hrant Dink a peut être également eu également raison de ne pas
dramatiser l’arrivée des Islamistes au pouvoir, quand on se rappelle
que des centaines de milliers de Turcs ont défilé contre l’islamisme
gouvernemental aux cris de « Les Mollahs en Iran », en juillet
dernier. Je ne partageais pas son optimisme, mais je ne pouvais que
saluer sa démarche qui se situait sur un tout autre plan, celui du
dialogue réparateur, de la lutte contre les préjugés par le
témoignage et les solidarités humaines. Car la critique ne doit
jamais faire l’économie des tentatives de dialogues et de
réconciliations.

Depuis la magnifique île au large d’Istambul où il résidait chaque
été depuis 20 ans, Hrant Dink nous avait expliqué qu’il ne
désespérerait jamais de la Turquie et des Turcs, malgré les procès et
les menaces, les admonestations et les insultes. Non pas parce qu’il
était naïf, coupable de compromissions ou béat. Mais parce que
l’homme qui avait connu jadis l’affrontement direct et la prison
estimait, comme le Pape Jean Paul II (et même son successeur actuel),
que le témoignage de l’amitié, la force du dialogue allaient un jour
changer les Turcs les plus remplis de préjugés.

Le spectre de l’islamo-nationalisme et du panturquisme

Héros magnanime rempli d’humanisme, Hrant Dink mettait un point
d’honneur à ne jamais stigmatiser les Turcs et la Turquie,
distinguant toujours scrupuleusement entre le régime dictatorial qui
avait commis le génocide et la Turquie actuelle et moderne. Pour lui,
les premières victimes de cette idéologie raciste ultra-nationaliste
et islamiste – qui a conduit au génocide des Arméniens et avec eux de
l’essentiel des Chrétiens de Turquie (Assyro-Chaldéens, Grecs, etc) –
sont les Turcs eux-mêmes, endoctrinés dans les mosquées, par les
partis d’extrême-droite, l’idéologie nationaliste des cercles
étatiques et militaires et par le Gouvernement « islamiste modéré »
d’Erdogan qui, à l’approche des élections de 2007 (présidentielles et
législatives), teinte de plus en plus son discours de nationalisme et
de radicalisme.

L’assassinat de Hrant Dink n’est pas un complot de l’armée turque, de
l’Etat turc ou même du Gouvernement islamiste. D’une certaine
manière, la cause du Mal et encore plus grave et profonde. Comme
l’assassinat récent d’un prêtre italien et l’agression d’Alevis, de
juifs ou de Chrétiens, en général connus pour oeuvrer en faveur de la
paix, celui du martyr démocrate Hrant Dink s’inscrit dans le cadre
d’une même fanatisation islamo-nationaliste de la société. Une même
dérive inquiétante des médias, des colonnes littéraires, des discours
politiques et des diatribes des agitateurs islamiste, persuadés que
le monde occidental et les minorités chrétiennes et juives «
complotent contre la Turquie », notamment en Irak où Occidentaux «
croisés » et Kurdes s’évertueraient à « exterminer » progressivement
les minorités turkmènes d’Irak au nom desquelles Ankara menace
d’intervenir si les Américains « continuent de laisser faire »…

Cette idéologie ultra-nationaliste, irrédentiste, panturquiste et
islamiste, que Mustapha Kémal Atatürk condamnait et avait bannie, est
la même que celle qui a préparé les consciences lors du génocide des
Arméniens et assyro-Chaldéens de 1915. Elle doit être combattue. Pas
uniquement à Ankara, mais aussi à Bruxelles, où l’on est trop souvent
laxiste, « compréhensif », et même munichois, en ce qui concerne le
statut légal et la condition déplorable des minorités non-musulmanes
et non-turques.

Etonnamment, lorsque le Grand et puissant turc est coupable de
dérives intolérantes et persécutions de minorités – que nos
eurocrates ne pardonneraient jamais si elles étaient le fait de
nations européennes faisant moins peur ou extérieures à l’Alliance
atlantique (Russie, serbie, etc), nos droit-de l’hommistes
professionnels et sélectifs estiment qu’il convient de ne « pas trop
accabler Ankara » et qu’il « vaut mieux avoir la Turquie avec nous
que contre nous »… Bref, qu’il ne faut pas trop irriter ce grand
pays « Pont entre l’Orient et l’Occident » et ancien « allié pendant
la Guerre froide ».

Gare au nouveau Munich européen

A l’heure où Tony Blair, José Luis Zapatero et la présidence
allemande de l’Union européenne s’évertuent à trouver des
circonstances atténuantes à Ankara – lorsque celle-ci s’obstine à
refuser de reconnaître la République de Chypre ou le génocide
arménien (et même à appliquer le protocole d’Ankara d’Union douanière
l’obligeant à ouvrir tous ses ports aux pavillons chypriotes) -; à
l’heure où l’on nous explique dans les débats d’experts que les
Minorités sont « respectées » en Turquie et que ce pays est un «
allié-ami » de l’Occident ; à l’heure ou même le Pape Benoist XVI
semble cautionner la candidature turque et saluer le rôle de la
Turquie comme « pont entre les civilisations » et « ancienne terre
chrétienne », il convient de rester lucide.

Prenons garde à ce que le processus d’intégration de la Turquie dans
l’Europe au nom d’un légitime refus du Choc des Civilisations ne
masque pas un honteux Munich européen qui sacrifie sur l’Autel du
pacifisme et du dialogue islamo-européen le sort des Chrétiens et des
minorités oubliées de Turquie.

Ne serait-ce que par amitié avec la Turquie et le peuple turc, puis
par fidélité aux valeurs humanistes fondatrices de l’Union, les
dirigeants européens auraient tort de laisser la Turquie s’enraciner
dans l’intolérance envers les minorités, l’islamisme anti-occidental
et le nationalisme europhobe sans tirer la sonnette d’alarme.

Dans la mesure où ce grand pays ami et allié de l’Occident prétend
partager les valeurs européennes dont le respect des minorités
constitue la plus grande preuve de bonne foi, l’actuelle tendance des
dirigeants européens à systématiquement trouver des excuses ou à
banaliser les manifestations d’intolérance en Turquie au nom de la
lutte contre le « choc des civilisations », alors que Bruxelles
continue d’être impitoyable avec la Serbie et même la Grèce quant au
respect des minorités, s’apparente de plus en plus à un « turquement
correct », une nouvelle exception turque. On aimerait entendre à
propos de la Turquie les mêmes remarques sévères et les mêmes
manifestations de « vigilance » antiraciste et anti-fasciste que
celles qui ont été dirigées l y a peu contre le Gouvernement de
Berlusconi en Italie, de Haïder en Autriche ou encore de la Pologne
droitière et catholique. Loin d’accabler la Turquie, une vigilance
comparable serai la bien venue et permettrait de contraindre le
gouvernement de prendre des mesures plus sévères contre les dérives
racistes et xénophobes qui hélas gagnent de plus en plus de Turcs.

Plutôt que de fustiger le républicanisme laïc « autoritaire » et le
kémalisme jugé contraire aux valeurs européennes, Bruxelles devait se
soucier un peu plus, comme l’a d’ailleurs réclamé le Pape Benoist
XVI, du sort tragique des Assyro-chaldéens et des Catholiques,
dépourvus de statut-légal, puis de celui non plus enviables des
quelques Grecs d’Istambul et des Arméniens de Turquie, harcelés et
menacés à Istambul après avoir été exterminés ou chassés de leurs
terres anatoliennes.