Hrant Dink a reuni Turcs et Armeniens a ses funerailles

Le Figaro, France
24 janvier 2007

Hrant Dink a réuni Turcs et Arméniens à ses funérailles

Istanbul LAURE MARCHAND

LE DERNIER hommage rendu à Hrant Dink a été à l’image du choc que
l’assassinat du journaliste arménien, vendredi dernier, a provoqué en
Turquie et au-delà de ses frontières. Des dizaines de milliers de
personnes, formant un gigantesque cortège endeuillé, ont traversé
Istanbul, hier, pour accompagner la dépouille du journaliste jusqu’au
cimetière arménien, où il a été inhumé dans l’après-midi. La foule,
photo du défunt sur le coeur, a envahi les ruelles aux abords de
l’église de la Vierge-Marie du quartier de Kumkapi, où s’est déroulée
la cérémonie religieuse. La présence de représentants de la
République d’Arménie et de la diaspora arménienne, aux côtés de
ministres turcs, aux funérailles, constitue peut-être le signal d’un
frémissement dans le dialogue turco-arménien, déclenché par l’immense
indignation qu’a soulevée la mort du rédacteur en chef du journal
Agos . Le rassemblement avait commencé dans la matinée, devant les
locaux du journal, là où Hrant Dink a été abattu de trois balles dans
la tête. Une musique traditionnelle arménienne enveloppait la rue de
ses mélodies déchirantes, du jamais-vu en Turquie. Dans cette
atmosphère chargée d’émotion, la veuve du journaliste a rendu hommage
à son mari, en reprenant son combat pour la démocratie: «Que
l’assassin ait 17 ou 27 ans, c’est un bébé. Si on n’arrive pas à
comprendre pourquoi ce bébé s’est transformé en meurtrier, on
n’arrivera à rien.» Poursuivant, la voix à la fois brisée par la
douleur et tremblante de détermination: «Ça ne sert à rien de dire
que le sang turc est meilleur que le sang arménien. Que cela serve de
leçon!» Dans la foule, de nombreux Turcs, d’origine arménienne ou
non, brandissaient des petites pancartes, où était écrit en turc et
en arménien «Nous sommes tous des Arméniens!» Pour Raffi Hermonn,
exilé en France pendant vingt-cinqans et désormais vice-président de
l’Association des droits de l’homme en Turquie, il s’agit d’un
«message très fort envoyé par la société car le terme»arménien* est
une insulte dans ce pays» . Cette mobilisation de masse des
défenseurs de la démocratie «montre qu’il faut continuer à tout prix
à se battre pour le dialogue turco-arménien», renchérit Jean-Claude
Kebadjian, une des voix discordantes de la communauté arménienne
française, qui défend inlassablement un rapprochement entre les deux
peuples. Épurer les manuels scolaires Bien que l’Arménie et la
Turquie n’entretiennent pas de relations diplomatiques, autour du
cercueil de Hrant Dink étaient réunis le vice-ministre arménien des
Affaires étrangères, Arman Kirakossian, et deux membres du
gouvernement turc, le vice-premier ministre et le ministre de
l’Intérieur. Ankara avait invité Erevan à se joindre aux obsèques. Le
primat du diocèse oriental des États-Unis avait également fait le
déplacement, ainsi qu’une délégation du Conseil de coordination des
organisations arméniennes de France (CCAF) qui ne s’était jamais
rendue en Turquie et s’opposait, d’ailleurs, aux engagements de Hrant
Dink. «Sa mort pourrait amorcer un dialogue entre Ankara et la
diaspora», estime René Dzagoyan, membre du conseil du CCAF, qui
milite pour l’instauration de la loi visant à pénaliser la négation
du génocide en France. «Des députés turcs nous ont rencontrés et ont
manifesté leur souhait d’enclencher un processus dans ce sens. De
notre côté, il ne s’agit évidemment pas de négocier le génocide, mais
d’expliquer notre position.» Toute la question est de savoir quelle
suite donnera le gouvernement à son geste. «Il se trouve dans une
situation délicate, car il doit gérer son image sur la scène
internationale en tenant compte de ses calculs sur le plan intérieur»
, analyse le pasteur René Léonian, représentant du Conseil mondial
évangélique arménien et ami intime de la famille de Dink. «L’avenir
nous dira s’il s’agit de poudre aux yeux pour séduire la diaspora.»
La presse turque a relevé l’absence du premier ministre, Recep Tayyip
Erdogan, à l’office religieux, tout comme celle des corps constitués
de l’État. Magistrats et militaires avaient défilé en masse lors de
l’assassinat du juge du Conseil d’État en mai dernier pour dénoncer
une attaque visant la laïcité, selon eux. Au cours de son homélie, le
patriarche arménien Mesrob II a exhorté les autorités turques «à
éradiquer l’animosité envers les Arméniens de Turquie», notamment en
épurant les manuels scolaires truffés de références péjoratives, et a
espéré qu’un jour ces «citoyens turcs» ne soient plus considérés ni
comme des «étrangers» , ni comme des «ennemis potentiels».
From: Baghdasarian