Ariane Ascaride, Coeur Armenien

ARIANE ASCARIDE, COEUR ARMENIEN

Le Temps, Suisse
28 juin 2006

Pour "Le Voyage en Armenie", Robert Guediguian et Ariane Ascaride se
sont enfin eloignes de leurs bases marseillaises. Avec un bonheur
mitige. Ecarte de la competition cannoise, ce regard sur l’Armenie
d’aujourd’hui s’avère neanmoins captivant. Rencontre avec une actrice
engagee.

Quand ce n’est pas Robert Guediguian qui accompagne la sortie d’un
de ses films, c’est Ariane Ascaride qui s’en charge. Avec une belle
constance dans l’alternance. Heroïne, mais aussi scenariste du
Voyage en Armenie, la volontaire Ariane peut d’ailleurs revendiquer
celui-ci. Après tout, il n’existerait pas sans elle, petite-fille
d’immigres napolitains qui a tenu a rappeler ses origines armeniennes
au père de leurs deux filles.

Le Temps: Qu’est-ce qui vous a amenes en Armenie ex-sovietique?

Ariane Ascaride: En 2000, nous avons ete invites a Erevan pour une
retrospective des films de Robert. C’etait une initiative de gens
de la diaspora armenienne, qui venaient de renover l’unique cinema
d’Erevan. J’etais fatiguee et j’y allais a contrecoeur. Mais deja
sur le chemin entre l’aeroport et le centre-ville, je suis tombee
amoureuse de ce pays! On atterrit la-bas le soir, et tout au long
de la route, il y avait ces petits kiosques eclaires, tout pleins
de fleurs coupees. C’etait magnifique! Depuis, ils ont fait place a
des casinos… Mais bon, je me suis très vite senti bien la-bas. Je
crois qu’inconsciemment, j’y retrouvais des choses que j’avais connues
durant mon enfance a Marseille. Une certaine ambiance populaire…

– Il paraît que l’idee de ce film vous revient?

– Moi qui suis d’origine italienne, j’avais un jour fait le voyage
dans l’autre sens, a Naples. Et c’est très etrange de constater que
oui, il y a une part de vous qui vient de cet autre pays. J’etais
sûre que Robert avait dû ressentir quelque chose d’approchant, meme
si l’armenite n’est pas quelque chose qui l’a beaucoup travaille
jusqu’ici: son père est armenien, mais il a plutôt adopte la culture
de sa mère allemande. Pour finir, comme tout ca me travaillait, j’ai
eu l’idee de cette histoire d’une femme qui part sur les traces de
son père disparu. Durant le tournage de Brodeuses, dans lequel je
jouais une Armenienne, Robert s’est laisse convaincre et nous avons
bien sûr retravaille ca ensemble.

– L’Armenie vous a tôt confronte a la question de l’echec communiste?

– Vous arrivez toujours dans un pays avec des convictions, une
certaine manière de penser le monde. Et puis, vous vous rendez compte
que ce n’est pas obligatoirement comme ca que les choses doivent
fonctionner. La, j’ai decouvert cet incroyable imbroglio dans lequel
se retrouvent les gens dans les ex-republiques sovietiques. C’etait
destabilisant et j’ai voulu raconter ca dans le film.

– Le personnage de l’officier joue par Gerard Meylan a devance le
vôtre sur ce terrain…

– Cet Armenien de Marseille, qui parle avec l’accent, existe
vraiment! Je n’ai rien invente. Il a reellement eu ce parcours de
militant de gauche qui s’est recentre sur le combat identitaire,
a commis des attentats dans les annees 1980 avec l’ASALA, l’Armee
secrète de liberation de l’Armenie, s’est enfui et a ete condamne a
30 ans de prison par contumace. Il est reste la-bas, a combattu pour
le Haut-Karabakh. Il s’est fait son trou, mais au fond, lui aussi
s’est lourdement trompe.

– Le film brasse large, de la religion a une diaspora tiraillee…

– D’abord, vous ne pouvez pas parler de l’Armenie sans parler de
religion. Elle est pratiquee de manière très libre et individuelle,
mais elle est indissociable de la culture armenienne. Quant
au nationalisme, si l’on considère que l’Armenie existe depuis
2500 ans et que ce n’est devenu un Etat independant qu’en 1991,
on peut comprendre qu’il y ait un sentiment fort d’appartenance a
cette terre-la. Par contre, la diaspora nee du genocide est surtout
composee d’Armeniens qui vivaient en Turquie, d’où un certain decalage
avec les Armeniens d’Armenie.

– Ce "sale business" que vous denoncez est-il si apparent que ca?

– Oh oui! On fait des "affaires" partout. Cette scène dans la
boîte de nuit où un homme cherche a se procurer un avion, je l’ai
vecue! On n’imagine pas ca ici, dans nos societes très organisees
et legalisees. Mais la, du jour au lendemain, l’Union sovietique a
disparu, les Russes ont tout coupe, les usines se sont arretees.

Alors il a bien fallu repartir a zero avecle système D. Et comme
ailleurs, ce sont d’abord des anciens apparatchiks et des mafieux
qui s’en sortent le mieux.

– C’est une situation qui autorise quand meme un espoir?

– Je vous avouerai sincèrement que pour moi, il est assez mince. Il y
a actuellement une grande contradiction entre ce liberalisme sauvage
et beaucoup d’honnetes gens qui cherchent a retrouver leurs marques
a travers la solidarite, les traditions et meme un peu de l’heritage
sovietique. Tandis qu’une majorite de la population vit dans la
pauvrete, la television, qui est devenue omnipresente, diffuse les
valeurs de nos sitcoms: argent, sexe et grosses voitures. Alors
forcement, on en vient a se demander si c’est si formidable que ca
comme evolution d’une societe…

– Et les jeunes?

– Ils partagent tous ce reve occidental, fonde sur une fausse image.

Quand vous voulez leur expliquer que tout n’est pas si facile, ils
ne vous croient pas. Meme les etudiants ne pensent qu’a partir. Cela
pourrait pourtant etre gratifiant de contribuer a la reconstruction
de votre pays, non? Heureusement, certains finissent quand meme par
revenir, parce que leurs racines sont la.

– A l’arrivee, quelle lecon avez-vous tire de votre "Voyage en
Armenie"?

– Que les repères identitaires peuvent etre une richesse
supplementaire. Ceux qui ne veulent y voir qu’une porte ouverte aux
derives fondamentalistes se trompent. Et si j’ai reussi a imaginer
ce film-la, peut-etre que cela veut dire que l’identite, c’est aussi
quelque chose qui peut se construire.

Encadre: Guediguian s’aventure de l’autre côte du mont Ararat

Quete identitaire et deuil du communisme hantent "Le Voyage en
Armenie".

Par Norbert Creutz

Recale a Cannes, proprement assassine par les Cahiers du cinema…

Mais qu’a donc fait Robert Guediguian pour se mettre a dos tout ce
beau monde? Commis sa première daube? Meme pas. Le moment semble
juste venu de payer le prix du consensus, forcement suspect, qui
avait accueilli Marius et Jeannette d’abord, puis Le Promeneur du
Champ-de-Mars… Pourtant, pour qui apprecie son cinema a la fois
intelligent et populaire, c’est bien la continuite d’inspiration
de l’auteur marseillais qui fait plaisir a voir dans ce Voyage en
Armenie. Un film qui s’ouvre sur de nouveaux horizons pour faire
decouvrir un pays quasiment jamais montre a l’ecran. Et s’il donne
par moments a voir un côte bricole, pas vraiment plus maladroit ou
naïf pour autant.

C’est au contraire d’une nouvelle oeuvre très riche et variee qu’a
accouche Guediguian, appliquant sa methode de La Ville est tranquille a
un nouveau paysage. On a a peine le temps de s’y retrouver en famille,
le temps d’un prologue a Marseille, que c’est parti pour Erevan,
en Armenie ex-sovietique.

Son vieux père malade (le realisateur Marcel Bluwal) ayant disparu
au lieu de suivre un traitement a l’hôpital, Anna (Ariane Ascaride),
qui est medecin, finit par deviner qu’il est reparti la-bas, au
pays de sa jeunesse. Ne serait-ce que pour comprendre, elle doit le
retrouver. Mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin!

D’abord chaperonnee par l’homme d’affaires Sarkis (Simon Abkarian),
puis livree a elle-meme avec le vieux chauffeur Manouk (Roman Avinian,
le heros de Vodka Lemon), elle finit par obtenir l’aide de l’influent
Yervanth (Gerard Meylan), un militaire lui aussi venu de Marseille. Au
passage, elle n’aurait peut-etre pas dû s’interesser de trop près au
sort de la jeune Schake (Chorik Grigorian, une decouverte), coiffeuse,
danseuse et convoyeuse qui joue un jeu dangereux…

Inaccessible Ararat

Qui trop embrasse mal etreint? C’etait le reproche fait en son temps
a Ararat d’Atom Egoyan, film trop alambique qui s’attaquait au tabou
du genocide de 1915. Ici, c’est avant tout du petit pays aujourd’hui
appele Armenie qu’il s’agit. Pour le faire decouvrir, Guediguian
a eu recours a cette trame d’enquete assez simple, mais fortement
teintee de documentaire. D’un côte la ville, l’arrière-pays et les
figurants, 100% reels; de l’autre le recit, avec ses tetes plus ou
moins connues (tiens, Jalil Lespert!), sa petite touche didactique
(saviez-vous que l’Armenie est le plus ancien pays chretien?) et son
action a deux balles (Anna tombe sur un trafic de medicaments).

Le film procède en ajoutant des couches. Ici le constat de la faillite
du communisme, la le portrait du nouveau monde des affaires, euphemisme
pour la mafia. Chorik represente le choix qui attend les jeunes;
Sarkis, Yervanth et l’humanitaire Simon les differentes attitudes des
Armeniens de la diaspora. Les rouages de la fiction grincent un peu,
on devine un peu trop les intentions, mais qu’importe. Globalement,
la methode opère a nouveau: le tableau se complexifie et on se demande
vraiment comment ce pays, si beau mais si pauvre, s’en sortira.

Alors que les certitudes d’Anna vacillent, pour finir, c’est
l’importance du reve pour vivre qui est ici affirmee, a travers
l’inaccessible mont Ararat, reste en Turquie. Plutôt que l’apologie
du communautariste lue par certains, nous avons vu dans ce Voyage
en Armenie une belle confrontation avec toutes les contradictions de
l’identite. Armenienne, mais pas seulement.

Le Voyage en Armenie, de Robert Guediguian (France 2006), avec
Ariane Ascaride, Gerard Meylan, Chorik Grigorian, Roman Avinian,
Simon Abkarian, Jalil Lespert, Jean-Pierre Darroussin. 2h05

Encadre: L’Armenie en images

Par Norbert Creutz

Avec Le Voyage en Armenie, Robert Guediguian est venu combler un
certain deficit d’image(s). A en croire Le cinema armenien, ouvrage
collectif edite a l’occasion d’une retrospective au Centre Pompidou
en 1993, ce dernier existe pourtant, dessinant les contours d’une
nation eclatee, mais non moins reelle. Quel rapport cependant entre
les films poetiques de Sergueï Paradjanov (alias Sarkis Parajanian)
et d’Artavaztd Pelechian et ceux des cineastes de la diaspora, comme
Rouben Mamoulian ou Henri Verneuil (alias Achod Malakian)?

Depuis l’independance, en 1991, l’Armenie a produit une quarantaine
de films, plus ou moins bricoles. Bien sûr, il y a eu Calendar et
Ararat du Canadien Atom Egoyan, mais le pays actuel y apparaissait
a peine. Seul Vodka Lemonde Hiner Saleem (un Kurde), situe dans
un village de haute montagne, en avait montre un peu plus. C’est
dire l’importance de ce Voyage en Armeniepour la construction d’une
nouvelle identite armenienne!

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