Turquie : des objections qui ne tiennent pas

Le Figaro
13 octobre 2004

Turquie : des objections qui ne tiennent pas;
UNION EUROPÉENNE Les controverses sur la candidature d’Ankara

par Alexandre ADLER

Un vieux psychanalyste de mes amis avait l’habitude de distinguer son
travail de celui du psychothérapeute en racontant : « Si vous allez
voir un psychothérapeute et que vous lui dites que vous vous sentez
mal, celui-ci vous répondra : « Mais non, vous vous trompez, vous
allez mieux que vous ne le croyez et cela va s’arranger. » Un
psychanalyste au contraire vous déclarera : « Vous avez tout à fait
raison, cela va très mal et cela risque d’aller plus mal encore ; il
faut vous allonger et commencer une cure analytique. »

S’agissant de l’affaire turque, je serais tenté d’utiliser la méthode
du psychanalyste de préférence à celle du psychothérapeute. Il ne
faut pas dire à l’opinion française que l’entrée de la Turquie n’est
qu’une petite affaire, qu’elle ne présente pas grand risque, et
qu’elle interviendra de toute façon à la saint-glinglin. Car, par
cette méthode, on ne fait qu’augmenter l’angoisse légitime d’un
peuple fort intelligent, s’il n’est pas toujours généreux. La méthode
psychanalytique que je prône consiste à l’inverse à dire que la
décision de faire entrer la Turquie en Europe est en réalité
capitale, qu’elle est lourde à assumer, mais qu’elle comporte, à côté
de risques certains qui peuvent d’ailleurs être conjurés, des
avantages à long terme tout à fait considérables.

Il y a quatre grandes objections à l’entrée de la Turquie. Aucune ne
tient.

La première tient à l’ampleur de la démographie turque. Celle-ci est
constamment surestimée parce que l’on extrapole l’actuel taux de
fécondité, qui est déjà inférieur à celui de l’Espagne en 1977, sur
une durée indéterminée. Or tout indique que ce taux de fécondité
plafonnera assez vite, et de plus en plus vite, à mesure que
l’enrichissement du pays, déjà perceptible, s’emballera. On risque
donc de ne jamais voir la Turquie de 100 millions d’habitants qui
fait frémir les campagnes. Ajoutons qu’une période probatoire assez
longue limitera les mouvements migratoires essentiellement kurdes et
qu’une immigration sélective par quotas professionnels est dès
maintenant la bienvenue. Bref, la peur du géant turc est un
épouvantail à moineaux. Jamais on n’a invoqué les 150 millions
d’Européens de l’Est pauvres que l’on intègre à l’Union en ce moment
même.

La deuxième objection évoque avec insistance le risque géopolitique.
Elle est sans aucun doute plus sérieuse. On ne peut nier que les
frontières orientales de la Turquie sont toutes des frontières
instables et belliqueuses : la Turquie orientale est très fortement
peuplée de Kurdes iranophones ; la Syrie, qui n’est qu’une mosaïque
de communautés, est au bord de l’implosion ; l’Irak abrite dans ses
frontières une minorité de plus d’un million de Turcs sunnites et
chiites qui entendent reconquérir leur autonomie culturelle et leur
accès à leur capitale traditionnelle, Kirkouk, qui est convoitée tout
autant par les Kurdes d’Irak, notamment parce qu’elle est aussi le
centre de l’activité pétrolière du pays ; l’Iran abrite plus de 30
millions de turcophones divers dont 20 millions d’Azéris ; enfin,
l’Arménie continue sa guerre froide qui l’oppose à l’Azerbaïdjan
indépendant, lui-même de plus en plus lié à la Turquie et à l’actuel
gouvernement géorgien allié à Washington, Ankara et Bakou,
essentiellement contre Moscou.

On oublie tout simplement de signaler dans cette sombre évocation que
la Turquie est membre depuis le début des années 50 du Pacte
atlantique et que par conséquent des traités tout à fait
contraignants nous lient déjà à elle sur le plan juridique. Sur le
plan moral, c’est une autre affaire. La Turquie a été constamment
trahie dans ses aspirations de sécurité par ses partenaires
européens, ne trouvant de réconfort que dans son alliance autrefois
étroite avec les États-Unis. Mais aujourd’hui, l’équation devient
sensiblement différente : la Turquie s’est arrangée pour lâcher les
États-Unis au pire moment de la campagne d’Irak, Washington lui
répond en soutenant les revendications kurdes en Irak et en ignorant
superbement le fait turkmène dans ce même pays. A présent, pour le
meilleur comme pour le pire, la Turquie cherche à se concerter
davantage avec l’axe Paris-Berlin-Madrid qu’avec les États-Unis et
Israël. Ceci devrait apaiser nos anti-atlantistes vétilleux.

La troisième objection porte sur la pauvreté relative du pays, dont
la convergence avec l’économie de l’Europe occidentale sera longue et
complexe. Cet argument n’ayant pas été retenu pour la Pologne, ni
pour la Lituanie, ni même à brève échéance pour la Roumanie et la
Bulgarie, il n’a évidemment aucune valeur s’agissant de la Turquie.
Mais il est une raison plus sérieuse encore de l’écarter : comme pour
la Chine, les données macroéconomiques générales ne rendent pas bien
compte des importantes différences régionales. De même que le PIB
moyen par habitant de la Chine, qui demeure voisin de celui d’un pays
africain, ne rend compte de la richesse de Shanghaï et de Hongkong,
de même le PIB global turc ne permet en rien de comprendre le rapide
développement d’Istanbul et de la façade égéenne du pays. La vérité
toute simple est que les 20 millions environ de Turcs regroupés sur
la façade ouest (dont 12 millions dans le seul grand Istanbul)
produisent presque 80 % du PIB et atteignent un niveau de vie proche
de celui de la Grèce de 1990. Le reste est en effet une zone encore
sous-développée qui est peu à peu ravivée par le moteur occidental.
Mais de tels contrastes existent aussi encore entre l’Italie du Nord
et l’Italie du Sud, l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est,
toutes choses étant égales. Or on sait que nos mécanismes européens
assurent une convergence économique beaucoup plus rapide que les purs
mécanismes de marché en usage en Amérique du Nord. On ne voit pas
pourquoi la Turquie ferait exception en la matière.

Argument ultime, l’islam turc. A cela, il n’y a rien à objecter. En
intégrant 80 ou 90 millions de Turcs, on intégrera presque cent pour
cent de musulmans et seulement une soixantaine de milliers de juifs
et de cryptojuifs sabbatéens ainsi que peut-être quelque 80 000
chrétiens assyriens des provinces de l’Est, une vingtaine de milliers
d’Arméniens et de Grecs d’Istanbul. C’est évidemment là la raison
principale de tant d’appréhension.

Mais ici, regardons les choses en face. Tout se passe comme si on
faisait payer à la Turquie les violences des petits marlous des
banlieues à la casquette retournée, les prêches des pires imams
misogynes soldés par l’Arabie saoudite, la propagande de Tarik
Ramadan, le sécessionnisme culturel organisé par des intégristes
pakistanais, maghrébins et parfois aussi turcs.

Or il faut observer que la plupart des contempteurs de la Turquie
n’ont jamais élevé la voix face au défi représenté par le nouvel
islam prolétaire et sous-prolétaire de nos grandes villes
européennes. Ni dénoncé les attentats suicides palestiniens ou
irakiens, les indignités que subissent intellectuels égyptiens ou
pakistanais, et la barbarie saoudienne tout simplement. Mais avec la
Turquie, qui a des élections libres, une presse libre, des
intellectuels qui n’ont rien à envier aux nôtres, des universités
admirables ouvertes sur le monde et des femmes émancipées bien plus
nombreuses que celles qui affectent en ce moment de s’enfoularder,
alors là il ne faut pas se gêner.

Il s’agit là d’un paradoxe éthologique bien connu : le méchant est
aimé, et le modéré méprisé pour justifier la démission morale qu’est
l’amour du méchant. C’est pourquoi il existe un climat de bassesse
tout à fait particulier dans la turcophobie actuelle. Les tartufes,
qui en ce domaine sont très nombreux, nous disent encore qu’ils sont
d’accord pour des rapports privilégiés avec la Turquie. Première
nouvelle : il aura fallu la demande de candidature turque pour que
cette proposition apparaisse tout d’un coup, quand on sait
l’hostilité viscérale que toute une gauche européenne n’a cessé de
manifester à ce grand pays, notamment dans le règlement de la
question kurde, alors que la vision d’homme d’État d’un Jacques
Chirac dont la prédication démocratique ressemble chaque jour
davantage à celle du général de Gaulle reste souvent incomprise.

Parlons peu, mais parlons bien : nous avons un grand problème avec
l’islam. Et nous avons, au coeur de cette tempête, une chance
inespérée, qui s’appelle la Turquie. En intégrant cette nation, qui
abrita naguère le califat, en se tournant résolument et de manière
volontariste vers l’Europe, tout en maintenant scrupuleusement le
pluralisme tolérant de l’Empire ottoman (toutes les mosquées
d’Istanbul portent sur deux de leurs piliers les noms chiites d’Ali
et de Hussein), la Turquie a réussi la mutation démocratique que
voulait Mustafa Kemal, dès l’origine ; elle est le frère fort auquel
demain s’identifieront tous les partisans des lumières dans l’islam.
Al-Aqsa, la mosquée lointaine que l’islam doit atteindre, c’est sans
aucun doute Jérusalem, mais c’est aussi un autre lieu, peut-être la
Mosquée bleue du Sinan, chef-d’oeuvre de synthèse entre la basilique
romaine et l’appel du prophète. Sachons déchiffrer aujourd’hui ce
signe pour assurer la liberté de notre continent demain.