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Le Monde, France
19 juillet 2004

Un, deux, trois, beaucoup de génocides…

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Aujourd’hui, de Srebrenica au Darfour, la tentation est forte de
qualifier du même nom de génocide tout grand massacre dans la bonne
intention d’arracher les victimes à la banalisation du mal. Cela est
dangereux.
Il y a dix ans , faute d’avoir pu prévenir l’extermination des Tutsis
au Rwanda, la communauté internationale avait mis un soin particulier
à signifier la singularité de ce génocide au “pays des mille
collines”. Cela parut dérisoire. Aujourd’hui, de Srebrenica au
Darfour, la tentation est forte de qualifier du même nom de génocide
tout grand massacre dans la bonne intention d’arracher les victimes à
la banalisation du mal.

Cela est dangereux.

Prenons l’exemple du Darfour, dans l’ouest du Soudan : en février
2003, au moment où le gouvernement de Khartoum, sous l’intense
pression de Washington, s’apprêtait à faire la paix avec les rebelles
du Sud-Soudan, cette région s’est révoltée contre son abandon par le
pouvoir central. Khartoum réagit en envoyant la troupe, puis en
armant une milice, les jenjawids, des “cavaliers” arabes qui se
mirent à semer la désolation en incendiant les villages des paysans
noirs – ennemis héréditaires des pasteurs nomades -, pillant, tuant
et violant à tout-va.

DISTINGUOS SÉMANTIQUES

Cette politique de la terre brûlée a chassé de leur foyer plus d’un
million de personnes, dont quelque 130 000 se sont réfugiées au Tchad
voisin. En l’absence de témoins indépendants (dans une région grande
comme la France), le chiffre de 30 000 morts n’est qu’une estimation
de ce huis clos sanglant. A ce jour, il n’y a guère que 300 agents
humanitaires au Darfour, dont une cinquantaine appartiennent aux
agences des Nations unies, la majorité étant des membres d’ONG. Ils
constatent la même volonté criminelle du pouvoir central depuis 1983
d’éradiquer par tous les moyens la rébellion sudiste. Une volonté
continue et partagée par tous les pouvoirs successifs à Khartoum qui
a provoqué au total la mort de 2 millions de personnes.

Nul ne niera le drame du Darfour, ni l’urgence à l’approche de la
saison des pluies, qui va transformer l’Ouest du Soudan en un vaste
bourbier. En même temps, les mouvements rebelles du Darfour ne sont
pas des associations de saints, de preux justiciers face aux ignobles
jenjawids. Proche de Hassan al-Tourabi, qui fut longtemps l’idéologue
islamiste de la junte au pouvoir à Khartoum avant de tomber en
disgrce et de multiplier les séjours en prison, le Mouvement pour
l’équité et la justice (MEJ), l’une des deux organisations rebelles,
ne répugne pas à faire financer ses achats d’armes par des bailleurs
de fonds proches d’al-Qaida.

L’extrême violence au Darfour relève-t-elle de l’épuration ethnique ?
Le débat s’est emballé à la mi-juin, une ONG américaine, Physicians
for Human Rights, ayant dénoncé “le génocide au Darfour”, en se
fondant sur une “volonté manifeste de détruire des familles
non-arabes et leurs moyens de survie”. C’est un point de vue, pas
nécessairement le plus qualifié. Mais il a le grand avantage de
dramatiser la pression montante aux Etats-Unis, dans les médias et
l’opposition démocrate, pour mettre fin aux atrocités. Bref : c’est
un mauvais moyen servant une bonne fin.

Conscient des implications légales pour la communauté internationale,
tenue à intervenir pour stopper tout `uvre exterminatrice en vertu de
la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de
génocide, Kofi Annan s’est montré circonspect. Pour le secrétaire
général des Nations unies, qui dispose de deux représentants spéciaux
au Soudan, la violence dans le Darfour “frôle l’épuration ethnique”.
Mais il a finalement renoncé aux subtils distinguos sémantiques.

“La question n’est pas de savoir quel nom doit être employé, a
déclaré Kofi Annan. Nous devons agir et arrêter d’argumenter sur
l’étiquette à accoler”. Le Secrétaire d’Etat américain Colin Powell a
pour sa part appelé à retrousser les manches plutôt que d’ergoter.
“Nous assistons à un désastre, à une catastrophe. Il y aura tout le
temps de trouver le mot exact plus tard. Pour l’instant, il faut que
nous agissions”. Mais peut-on savoir ce qu’il faut faire quand on ne
sait pas de quoi on parle ?

“PLUS JAMAIS ÇA !”

Le 19 avril, la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie a mis un terme au débat autour de la mise à mort
préméditée de 7000 à 8000 musulmans de Bosnie, en juillet 1995, à
Srebrenica. Le tribunal a qualifié le plus gros massacre sur le sol
européen depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale de “génocide”.
Son jugement a été largement diffusé, mais guère commenté. Pourtant,
les fils et filles des victimes de la Shoah, du génocide perpétré
contre les Arméniens ou les rescapés du génocide des Tutsis du Rwanda
ont dû se sentir concernés. A Srebrenica, où les femmes et enfants
ont été séparés des maris et des pères, avant que ceux-ci ne soient
massacrés, s’agissait-il du même “crime des crimes” commis contre les
leurs ?

La singularité du génocide réside dans le fait que le massacre de
civils n’est pas considéré comme une nécessité opérationnelle pour
atteindre un avantage sur l’ennemi, mais comme un but en soi au
profit duquel, souvent à son détriment, la froide logique
d’affrontement doit battre en retraite. Hitler a dispersé ses forces
en poursuivant, jusqu’à la fin de la guerre, l’extermination
organisée des juifs ; les forces armées rwandaises (FAR) ont été
d’autant plus facilement défaites, en 1994, par le mouvement rebelle
venu de l’Ouganda voisin qu’elles n’ont pas combattu mais, plutôt,
trempé dans le bain de sang des “Tutsis de l’intérieur”.

Depuis dix ans, l’Afrique n’a pas attendu le fin mot de la
juridiction de La Haye sur Srebrenica pour qualifier tout massacre
sortant du triste ordinaire de la violence sur le continent comme
“génocide”. Cette tragique banalisation du mal ne manque pas de
fondement : puisque les tueries suivent des logiques identitaires,
puisqu’elles se servent de l’appartenance ethnique ou religieuse
comme critère de distinction entre la vie et la mort, elles sont
potentiellement “génocidaire”. Ce qui mériterait réflexion, de même
que l’exacte inversion, depuis un siècle, des proportions – de 1 à 9
– entre les tués militaires et civils dans les conflits armés.

A défaut de penser la guerre moderne dans toute sa “saleté”, et non
pas seulement comme un jeu de consoles dont les écrans masquent le
sang et les os broyés, faut-il banaliser le terme génocide pour
“anoblir” la mort de masse qui tend à se multiplier (ou qui,
rapportée en “temps réel”, live, par les médias, nous donne cette
impression) ?

Il n’y a pas seulement l’argument de la banalisation, même si, rien
qu’au Rwanda, on devrait alors reconnaître, à tout le moins, trois
génocides au cours des dix dernières années : celui des Tutsis, en
1994 ; le massacre planifié de quelque 5 000 civils hutus dans le
camp de Kibeho, en avril 1995 ; la persécution dont furent victimes,
entre octobre 1996 et mai 1997, près de 200 000 réfugiés hutus fuyant
à travers l’ex-Zaïre…

Balkanisée, la conscience universelle juge bon pour la Bosnie ce qui
est délétère pour l’Afrique des Grands lacs. Mais il y a pire. En se
payant de mots, jusqu’à celui désignant l’extermination de personnes
pour ce qu’elles sont, et n’ont pas choisi d’être, la communauté
internationale se soulage de son inaction. S’il n’y avait pas tant de
massacres à grande échelle, le débat sur “les” génocides – un, deux,
trois, beaucoup… – n’aurait pas de sens. Comme n’a déjà plus de
sens le serment prononcé après d’Auschwitz : “Plus jamais ça !”.

Stephen Smith

From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress