Témoigner du drame des ‘invisibles’

Le Monde. France
Mercredi 11 Février 2015

Témoigner du drame des ‘invisibles’

par: Philippe-Jean Catinchi

Le 19 janvier2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal
bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et
fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un
meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un
opposant condamné six mois plus tôt pour ‘insulte à l’identité
turque’. Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100000
manifestants à suivre l’enterrement, scandant: ‘Nous sommes tous
arméniens, nous sommes tous Hrant Dink!’ Arméniens ou non, unis dans
la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine
lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la
refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.

Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur
du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à
Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du
pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre1980. Au
lycée, elle résiste grce à la poésie des auteurs interdits qu’elle
placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme
éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes
dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en
leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne
va plus cesser de la hanter.

Antimilitariste, féministe

Se tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut ‘analyser les
blessures de la société pour être capable de les guérir’. Approchant
tous les réprouvés, les exclus voués à la rue -elle en nourrira, outre
ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi,
2013)-, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de
livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action
terroriste et est incarcérée en juillet1998, torturée puis finalement
élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui
ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe -elle cofonde, dès
2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux
femmes-, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui
l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de
l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a
besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.

‘ Que devient-on lorsqu’on oublie? On s’habitue au mal.’ Conjurant
l’irréparable, menaçant quand ‘l’horreur peut rendre la poésie
impossible’, elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni
grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris
à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa
longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce
les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de
l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des
oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge?
‘J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon
chemin. ‘

‘Parce qu’ils sont arméniens’, Pinar Selek. Traduit du turc par Ali
Terzioglu, Ed. Liana Levi, ‘ opinion ‘, 96p., 10euros