Pinar Selek ou l’exil d’une sociologue turque

Le Figaro, France
Samedi 25 Janvier 2014

Pinar Selek ou l’exil d’une sociologue turque

Les autorités turques réclament l’extradition de cette intellectuelle
contestataire, réfugiée politique en France après des démêlés
judiciaires.

par Oberlé, Thierry

JUSTICE Elle est, à son corps défendant, le symbole des errements
d’une justice turque incapable de se réformer. Pinar Selek se bat
depuis seize ans pour la reconnaissance de son innocence dans une
affaire criminelle qui lui colle à la peau, comme le sparadrap au
doigt du Capitaine Haddock. Cette sociologue et romancière de 43 ans
est accusée d’être responsable d’un attentat commis en juillet 1998
contre le Bazar égyptien, le marché aux épices d’Istanbul. L’explosion
avait fait sept morts.

Acquittée à trois reprises en 2006, 2008 et 2011, Pinar Selek a été,
chaque fois, rattrapée par la machine judiciaire de son pays. De
guerre lasse, elle a pris le chemin de l’exil. En Allemagne d’abord,
puis en Alsace, où elle est doctorante à l’université de Strasbourg.
Le 23 janvier 2013, elle a été condamnée à la prison à vie par la cour
pénale d’Istanbul et voilà quelques semaines le ministère de la
Justice turc a réclamé son extradition à la France qui lui a accordé
l’asile politique. Son comité de soutien a demandé à François Hollande
d’intervenir en sa faveur, à l’occasion de sa visite officielle en
Turquie, prévue lundi et mardi. «Pinar est poursuivie pour avoir
exercé la liberté la plus fondamentale pour un universitaire, celle
d’établir des connaissances et de les diffuser. C’est un droit reconnu
depuis le Moyen ge », commente Alain Béretz, président de
l’université de Strasbourg.
Pinar Selek défend une sociologie de terrain. Elle enquête aux marges
de la société, va à la rencontre des « exclus » de la rue Ulker, une
artère stambouliote où tapinent des travestis, ou s’immerge durant
deux semaines avec la complicité de prostituées dans une maison close.
L’universitaire engage des recherches sur la minorité kurde à travers
des entretiens. En 1998, le sujet est brûlant. La sale guerre entre
l’État et les séparatistes du PKK d’Abdullah Öcalan n’est pas finie.
Le conflit a déjà causé des dizaines de milliers de morts. Les
autorités turques étouffent les interrogations suscitées par ce
conflit en distillant un climat de peur. Elles harcèlent les témoins
gênants. Pinar Selek est arrêtée sur dénonciation d’un jeune Kurde,
qui l’accuse de complicité dans l’explosion du marché égyptien, haut
lieu du tourisme. « Les policiers voulaient récupérer la liste des
personnes que j’avais interrogées en échange de ma liberté. Ils m’ont
torturée à l’électricité. Ils m’ont menottée nue, les mains dans le
dos. En prison, je n’ai pas pu bouger les doigts pendant six mois »,
raconte Pinar Selek.
Libérée après plus de deux ans de détention, elle est finalement mise
hors de cause par son accusateur. Ce dernier se plaint d’avoir été,
lui aussi, torturé, tandis que la piste de l’attentat s’éloigne. Des
rapports d’experts privilégient la thèse d’une explosion accidentelle.
Pinar Selek est acquittée une première fois en 2006. Entrée au barreau
«pour défendre, (sa) soeur», Seyda Selek évoque un «crime sans témoin,
créé de toutes pièces». Mais la justice s’acharne. « Il existe en
Turquie depuis le génocide arménien un État parallèle, une classe
sociale qui se stratifie autour du nationalisme et use de l’arme de
l’arbitraire. Il y a encore environ 10 000 prisonniers politiques dans
les geôles turques », commente Pinar Selek. Figure de proue de la
contestation et bête noire du pouvoir, la sociologue est une proche de
Hrant Dink, le patron de la revue arménienne Agos, tué devant les
locaux de son journal par un extrémiste. En 2008, elle quitte son pays
grce à une bourse d’un institut allemand après l’annonce d’un nouvel
appel de la justice contre son innocence.
À Strasbourg, Pinar Selek est rattrapée en mai 2013 par la révolte de
la place Taksim et le printemps turc, le mouvement de contestation du
pouvoir islamo-conservateur. «À la différence des exilés de la
génération précédente, je ne suis pas coupée de mon pays. Je
participais sur Internet par Skype et Facebook. J’étais très émue
lorsque j’ai vu que les manifestants avaient rebaptisé des allées du
parc Gezi promis aux bulldozers du nom de Hrant Dink et du mien. Ils
honoraient un mort, victime d’un assassinat politique et une exilée. »
Elle dit : « Maintenant Je veux rentrer chez moi. La mer de Marmara me
manque. »
La sociologue attend une décision de la Cour de cassation d’Ankara qui
doit se prononcer dans les prochaines semaines sur l’abandon des
poursuites à son encontre. À l’Élysée, la prudence est de mise.
François Hollande est «conscient de la situation» et a réfléchi, selon
son entourage, au choix des «messages qui seront les plus utiles dans
son cas ».