The Lebanese Rocket Society A VOIR

Le Monde, France
2 mai 2013 jeudi

The Lebanese Rocket Society A VOIR

Du temps où le Liban se rêvait en conquérant stellaire

ENCART: Un documentaire poétique, signé d’un couple de
cinéastes-plasticiens de l’entre-deux-mondes

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, les réalisateurs de ce
documentaire au titre digne du foltre Wes Anderson, sont d’effarants
cumulards. Ils forment un couple à la ville et à la scène. Ils
travaillent en France et sont libanais. Ils sont cinéastes mais font
aussi oeuvre de plasticiens. Voici donc un duo très riche intervenant
simultanément dans de nombreux domaines, et passant le plus clair de
son temps à prouver au monde les vertus du funambulisme, au risque de
l’épuisement à plus ou moins long terme. La vocation, si c’en est une,
est d’autant plus admirable.

Pour s’en tenir au cinéma, leur cheminement a été jusqu’à présent
éclectique. Deux longs-métrages de fiction au ton fort dissemblable
(Autour de la maison rose, 1999 ; A Perfect Day, 2005), un
documentaire au long cours sur le destin d’une prison libanaise
(Khiam, 2000-2007), un essai conceptuel promenant l’icône Catherine
Deneuve le long du champ de ruines libanais (Je veux voir, 2008).
Entre ces titres répertoriés se cache leur plus beau film, un petit
bijou de court-métrage intitulé – selon la loi de l’indicible joie
libanaise – Cendres (2003).

Quoi de nouveau avec The Lebanese Rocket Society ? Le fait que, pour
la première fois, le couple semble avoir tout mis de lui dans le même
panier. D’un côté, c’est un problème ; de l’autre, c’est très
émouvant. D’autant que l’affaire s’enlève sur une histoire
passionnante : la première, et seule, entreprise spatiale du monde
arabe. L’aventure a lieu dans les années 1960, à l’époque de la guerre
froide et du panarabisme. Une aventure un peu folle qui se passe,
naturellement, au Liban, menée par un petit groupe d’universitaires
dont le leader est un professeur de mathématiques d’origine arménienne
répondant au nom de Manoug Manougian. Ce Tournesol local rêve
d’apporter la pierre libanaise à la conquête de l’espace, dans
laquelle rivalisent Américains et Soviétiques. Aidé de ses étudiants,
il se lance dans le projet sans autorisation ni crédit, débutant avec
de gros pétards, terminant, sous l’oeil intéressé des militaires, avec
des cigares géants qui se mettent à tomber malencontreusement sur
Chypre. Suffisamment performants, toutefois, pour qu’il soit gentiment
demandé à l’Etat libanais d’en stopper la fabrication.

Là-dessus, l’échec du panarabisme, le renoncement au progressisme, la
remontée violente du communautarisme et l’oubli total de la fusée.
C’est de l’oubli de ce rêve pacifique que partent nos Tintin, qui se
mettent à fabriquer un film aussi empirique et gracieux que les fusées
du professeur Manougian. Il débute comme une enquête, où les deux
limiers se mettent en scène dans des archives libanaises désaffectées
; se poursuit à Tempa, en Floride, où ils retrouvent la trace du
professeur qui leur donne de magnifiques images amateurs de
l’aventure. Il revient à Beyrouth, où les cinéastes redeviennent
artistes et reconstruisent à l’échelle le Cedar 4 de l’époque ; se
fait surprendre entre-temps par le choc des révolutions arabes, et
imagine in fine d’y répondre par un final, très enlevé, de dessin
animé futuriste où le Liban serait devenu l’eldorado de la conquête
spatiale.

Voilà donc un film qui, la tête tournée vers le passé et le nez dans
les étoiles (on pense ici à Nostalgie de la lumière, très beau
documentaire de Patricio Guzman), passe son temps à se chercher au
présent. Qu’il ne se trouve pas toujours est un moindre mal. Seul
compte ici le mouvement de l’art, la propulsion poétique, l’effort de
s’arracher d’une attraction terrestre encombrée de charniers et
d’utopies assassinées. En route.

Jacques Mandelbaum

Documentaire franco-libanais, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige
(1 h 35). A lire : ” Le Cinéma de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige
“, entretiens avec Quentin Mével (Ed. Independencia, 194 p., 12 ).