Ragip Zarakolu : Le Genocide Armenien Est Considere Comme Une Menace

RAGIP ZARAKOLU : LE GENOCIDE ARMENIEN EST CONSIDERE COMME UNE MENACE NATIONALE
Jean Eckian

Le 12 decembre 2012 a l’invitation du Groupe international de travail
(GIT) ” Liberte de recherche et d’enseignement ” a l’Ecole des
hautes etudes en sciences sociales, en collaboration avec le CCAF,
Paris et la communaute armenienne ont eu l’honneur et le privilège de
recevoir l’un des chantres des droits de l’homme en Turquie, en la
personne de l’editeur Ragip Zarakolu, fondateur des editions Belge,
venu specialement, ainsi qu’Erol Ozkoray, editeur en science politique.

La conference, lancee par Vincent Duclert, professeur agrege a l’EHESS
a ete moderee par Hamit Bozarslan, directeur d’etudes a l’EHESS.

En introduction de son discours, Ragip Zarakolu, visage repose,
affichant une certaine serenite, a salue l’assemblee par les mots ”
Parev tsez,… shalom,… kalimera,…bonjour ! Je suis très content de
me trouver ici, entre amis, Je me sens a present moi-meme plus libre ”

EXCLUSIF : Traduit de l’anglais par Gilbert Beguian pour Armenews

Je manifeste, en Turquie, en silence, contre les restrictions en
Turquie, sur l’emploi des langues modernes. J’ai fait l’objet de
poursuites.

Ce procès est une comedie parce qu’ils lisent pendant des jours
les 2500 pages de l’acte d’accusation, un record mondial je pense,
en la matière ; vous en conviendrez, cela denote un manque certain
d’imagination et il n’y a pas de progrès en defense parce que le droit
actuel sur les langues modernes y fait obstacle. J’ai donc decide
de protester en gardant le silence, plutôt que de me defendre dans
la langue turque, afin qu’il soit possible de le faire en anglais,
francais, allemand, armenien ou kurde, ce dont ils pourraient ensuite
faire usage après traduction.

Je veux parler de la liberte de l’enseignement. Il y a en general
des grandes discussions sur la liberte de la presse, la liberte
d’expression, mais il n’y a malheureusement pas assez de discussions
sur la liberte d’enseignement, la liberte de recherche, ce qui est un
problème très serieux en Turquie. Vous savez que la periode moderne
de l’universite turque a commence au debut de la periode ottomane ;
a cette epoque il y avait a l’universite des professeurs grecs, ou
armeniens, ou juifs aux côtes de turcs, et l’un d’eux etait Zocraq. Il
a ~uvre pour des reformes du droit et a enseigne le droit pour les
generations de cette periode.

La première purge dans l’enseignement a eu lieu au sein de
l’universite moderne qui avait ete constituee avec l’apport de
professeurs exiles d’Allemagne qui avaient fui pendant la periode
nazie. Il y a eu bien sûr un aspect positif dans cet apport mais il
y a eu aussi une consequence negative : une sorte de purge commenca
avec la sanction de l’un des professeurs d’histoire qui avait ecrit
sur le Genocide armenien. Avec d’autres enseignants, il fut chasse de
l’universite. La seconde purge dans l’enseignement, s’est deroulee
en 1947 et 1948. Le recteur de l’epoque resistait aux demandes du
gouvernement et le gouvernement trouva une solution dans une loi
speciale supprimant le departement de psychologie, sociologie et
anthropologie pour obliger des professeurs independants a quitter
l’universite. C’etait donc une tradition : dans chaque decennie a peu
près, il y avait une purge dans les universites turques. La troisième
purge se produisit après le coup d’etat militaire de 1960, a l’encontre
de quelques personnalites importantes, parmi lesquelles Sebatien
Sebuldu, tenant d’un programme humaniste inspire par la litterature
mondiale qu’il avait cree pour le ministère de l’education, en outre
l’un des fondateurs des ecoles speciales pour les villageois. Dans la
meme purge, un philosophe important traducteur d’~uvres litteraires,
et l’intellectuel le plus en vue au cours de cette periode ont ete
victimes de cette epuration. La quatrième purge, commenca après le
coup d’etat militaire de 1971. A cette periode, Ismael Besikci et les
plus importantes figures de l’alternative presentee par l’universite
ont tous ete chasses. La dernière purge, des plus importantes, s’est
produite en 1971 (1981 ?) avec une loi qui fut en fait un massacre
intellectuel de plusieurs milliers d’enseignants de l’universite.

Belge, notre maison d’edition, a ete creee en 1977. A cette epoque,
je preparais une maîtrise a la faculte d’economie de l’universite de
droit et mon epouse Ayse travaillait depuis sept ans pour un institut
financier de la faculte d’economie, a la bibliothèque. Les choses
n’allaient pas bien pour elle et mon professeur ayant ete tue par des
militants ultranationalistes, nous avons alors decide de creer une
maison d’edition pour faire un centre de recherche alternatif et de
la publication. Après 1981, en solidarite avec certains professeurs
qui avaient ete exclus de l’universite, certaines personnalites ont
ete emprisonnees pour avoir cree une association. L’un d’entre eux,
de l’universite technique du Moyen Orient, avait traduit pour nous
le cours de droit d’universites allemandes. Il etait important
a ce moment la de faire des comparaisons, et il avait traduit ce
livre sous la forme d’un manuscrit parce qu’il n’etait pas permis
de taper des traductions a la machine. Et en 1981, aucune revue ou
journal en Turquie n’etait autorisee, alors nous avons decide, devant
l’interdiction de toute publication de journaux, hebdomadaires mensuels
ou trimestriels, de publier annuellement. Nous avons signe un agrement
avec Maspero et avons commence a negocier la publication de l’Etat du
Monde pour au moins etre capable de faire en Turquie des analyses,
des recherches et des comparaisons dans le monde, sur les organes
de la securite interieure en Amerique Latine et dans d’autres pays,
ou sur les experiences en Grèce, au Portugal en Espagne en periode
de transition. Et en 1985, nous avons commence a publier une revue
universitaire marxiste avec des amis enseignants. C’etait la première
revue universitaire marxiste après la dictature militaire.

Ainsi notre concept de cette periode consistait a proposer des
publications qui echappaient a la censure parce qu’il n’y avait rien
d’explicite concernant la periodicite de deux ans, et nous avons
travaille a une histoire alternative, que nous qualifions quelquefois
de ‘ contre histoire ‘ en regard de l’histoire officielle et de ses
arrangements avec l’histoire. Au cours de la dictature militaire,
la purge a ete un problème, mais il s’agissait plutôt d’un nettoyage
de la gauche, l’expression est mienne : c’etait un massacre materiel
et intellectuel contre la gauche turque, et ils ont presque reussi a
detruire la gauche. Nous avons donc publie un ouvrage universitaire sur
l’histoire de la gauche turque. Et Ayse a ete immediatement arretee et
emprisonnee, et le commissaire lui dit que nous, la generation sans
complexes, il voulait dire la nouvelle generation, nous voulions a
nouveau creer la gauche. Ainsi la gauche etait interdite a ce moment
la. Tous ces ecrivains comme avant eux Nazim Hikmet, surveilles,
arretes, juges. Par exemple, il m’est arrive d’imprimer un livre
seulement en deux exemplaires, pour memoire, parce que c’etait une
selection des ~uvres poetiques de Berthold Brecht traduite par
(Arqadir), qui traduisit l’Iliade et l’Odyssee en turc, et a cause
d’un autre livre, il avait ete arrete et relâche, et il ne voulait
pas etre arrete une nouvelle fois pour avoir traduit Berthold Brecht,
et j’ai donc demande a l’imprimeur seulement deux copies, l’une pour
moi et l’une pour le poète (rires). Telle etait donc la situation,
et nous voulions aussi creer une histoire de la societe alternative,
c’est-a-dire sur la litterature grecque, par exemple, sur l’Anatolie,
et c’etait une sorte de ressource alternative pour l’histoire, et nous
avons aussi publie un livre sur la guerre greco-turque. Ce livre fut
immediatement interdit et illustre la facon dont nous devions reagir
aux problèmes et aux ennuis, a commencer par les problèmes poses par
les relations turco-grecques. Il etait impossible a cette epoque,
meme de penser a publier sur un quelconque sujet engage, vous ne
pouvez imaginer a quel point les conditions etaient dures.

En 1990, la question kurde emergea comme un problème très serieux,
et nous avons publie le livre d’Ismail Besikci, après sa periode de
silence de quinze ans. Il avait ete emprisonne pendant longtemps. Et
c’etait comme si nous ne l’avions pas publie. Le livre a ete
imprime en un jour, distribue en un jour, mis au ban en un jour,
le gouvernement creant une declaration speciale, rendant responsable
egalement l’imprimeur, le menacant de fermeture, et l’imprimeur fut
donc soumis a la censure, et c’est dans ces conditions que nous avons
pu publier Besikci toit de meme ; j’ai pu trouver un imprimeur dans
les cercles islamistes, qui peut-etre parce qu’il etait courageux,
ou peut-etre parce qu’il n’avait pas encore eu de problèmes jusque
la (rires), et ils ont accepte, et si necessaire, ils auraient pu
imprimer par la methode de photocopie. Après cela, nous etions toujours
surveilles, mais cela alimenta des discussions dans la societe et
contribua a des reformes partielles. Cela prit fin en 1991, annee où
les fameux articles contre la gauche et où les mouvements kurdes,
les articles 141 et 142 furent supprimes, tout comme l’article 163
contre les publications islamistes. C’etait une victoire partielle
pour nous mais après seulement trois mois, ils ont instaure les lois
anti-terroristes, et nous avons ete les premiers editeurs poursuivis
le motif de ces lois antiterroristes, a nouveau avec Ismail Besikci,
et nous sommes devenus des editeurs terroristes, et les universitaires
sont devenus des enseignants terroristes pour la Turquie, a nouveau,
en sorte qu’après avoir ete en prison d’abord pour avoir use de
notre liberte de conscience nous y sommes retournes plus tard comme
terroristes, parce que tel etait le but du système. Oui, c’est ainsi
que se gèrent la liberte et l’edition et il faut continuer la vraie
recherche dans ces conditions dures.

Le système en Turquie, le système turc continue, malheureusement,
sous une hegemonie a present differente ; on etait avant sous hegemonie
kemaliste, on est a present sous l’hegemonie d’un Islam politique, mais
qui emploie le meme appareil qui a ete elabore par les militaires,
parce que la constitution autorise le recours a des methodes très
fortes pour maîtriser et s’opposer a la recherche et a l’edition de
travaux universitaires. Il y avait un système de contrôle avec au
sommet, un president puis le YOK, Haut Comite pour les Universites,
un autre acteur est l’armee, par le biais du Conseil National de
Securite ; il est possible a present au camp islamistes d’employer
ces moyens. J’ai publie le mois passe le livre d’Yves Ternon, ce que
Zarakolu et Ternon essaient de faire depuis vingt ans, et ce matin,
j’ai lu les documents du procès ; et c’est actuel au point que nous
pourrions avoir ces memes discussions en ce moment, sur l’independance
des juges, l’importance des accords et conventions internationales,
sur le droit penal, sur les droits politiques, les droits sociaux et
nous relevons les memes travers aujourd’hui dans les textes que le
tribunal produit a Istanbul, dans les procès de mon fils et de mes
amis ecrivains et universitaires qui s’ouvriront dans dix jours ; et
ils diront les memes histoires qu’alors dans les annees 1990. Ainsi,
nous pouvons dire qu’il y a un changement très lent, comme la marche de
l’armee ottomane : deux pas en avant et toujours un pas en arrière. On
ne peut pas dire qu’il y ait de grands progrès. Par exemple, j’ai ete
arrete sans etre torture comme je l’ai ete en 1971 mais je n’ai pas
ete torture en 1981 non plus ; pour cela, je pense, je dois remercier
: j’ai egalement pu recevoir des lettres de vous ; ils ne m’ont pas
donne par contre les lettres de ma femme ou certaines autres lettres,
et je les remercie pour les lettres qu’on m’a remises.

Et mon ami Hrant Dink a ete tue, et j’ai beaucoup de gratitude parce
qu’ils ne m’ont pas tue. Chenorhagaroutioun [merci, en armenien]. En
outre, je suis ici, voyez dans quel pays democratique on se trouve !

(rires) Et je les remercie qu’il ne m’aient pas menace ni restreint ma
liberte de me deplacer. Je suis très reconnaissant envers M. Erdogan,
M. Gul [ ?], l’un est un bon gars, l’autre est un mechant. Nous
verrons. Mais nous continuerons. C’est une mission pour la verite,
pour la realite, pour la science, pour la recherche. Nous continuerons
a lutter jusqu’a la fin, et nous croyons dans les jeunes generations,
j’ai beaucoup d’espoir pour eux. Merci.

Question : Vous nous avez dit hier comment vous avez pu continuer
votre travail d’editeur alors que vous-meme et Deniz Zarakolu etes
en prison, nous parler de vos actions concrètes cette annee, comment
vous pouvez publier et communiquer ?

RZ Ma principale crainte lors de mon arrestation, c’etait mes livres
en preparation, parce que par exemple, nous avons travaille pendant
six ans a la publication de documents allemands relatifs a 1915,
et aussi, j’avais promis il y a plusieurs annees a Marge Hopkin
Movsessian de publier son livre, et j’ai ete très heureux que notre
equipe ait reussi a le faire, les jeunes, parce que nous avions
perdu trois editeurs : Ayse, il y a des annees, moi et Deniz, nous
etions partis, et il ne restait plus que deux personnes a la maison
d’edition ; avec d’autres amis ils ont publie des documents allemands,
et cela a ete le plus beau cadeau pour moi. Quand j’ai ete relâche,
ils ont edite un livre très important. Depuis ma liberation, j’ai
travaille cet ete sur des documentations italiennes, recemment
decouvertes au sujet du Genocide armenien. Je les ai etudiees
et j’ai egalement etudie les neufs elements du livre des memoires
d’Andonian parce que les historiens officiels attaquent toujours ces
ressources : dans les annees 1980,contrairement a aujourd’hui, il
n’y avait que des ressources limitees sur le Genocide armenien. Les
historiens officiels attaquent deux ou trois ressources principales
: la première ce sont les documents Andonian, la deuxième est le
Livre Bleu, et la troisième etaient les memoires de l’Ambassadeur
Morgenthau. Ainsi, nous avons publie neuf articles et j’etais content
: au moins les lecteurs turcs pourraient prendre connaissance de
ces ressources. J’avais auparavant publie le Livre Bleu et aussi
l’Ambassadeur Morgenthau. Nous travaillons actuellement a l’edition de
Mardin, le livre d’Yves Ternon. Je suis reconnaissant a Yves Ternon
d’avoir ecrit une nouvelle introduction pour l’edition en turc. Mais
notre travail n’est pas facile, parce qu’il n’y a pas d’equilibre, il
y a a present une industrie du negationnisme organisee par l’etat. Le
Genocide des Armeniens est maintenant un sujet touchant a la politique
de securite en Turquie, et le Genocide Armenien est accepte comme
une menace nationale. Il y a un comite special qui a commence
avec le gouvernement Ecevit Bahceli, le Comite de Lutte contre les
Revendications de Genocide. Ils n’emploient pas le terme Genocide
armenien parce que comme vous le savez, les Assyriens et les Grecs
commencent a s”exprimer sur le sujet du genocide. Ils organisent donc
des seminaires, financent des groupes. Par exemple, lorsque je faisais
des recherches sur le negationnisme, j’ai appris qu’un seminaire etait
organise en secret. Ils appellent des religieux pour participer a un
seminaire sur le Genocide Armenien. Ou bien, dans les universites
islamiques, au niveau le plus eleve, des seminaires a l’usage
des universitaires, ou pour l’education des guides touristiques,
sont organises sur le Genocide Armenien. Si des stupides francais
inintelligents viennent en Turquie et posent des questions stupides
sur les Armeniens, ils ont de quoi repondre. ‘ Il n’y a pas de
Genocide Armenien et bla bla bla bla ‘. Au cours d’une discussion
sur le negationnisme, un diplomate s’approcha et je lui ai demande ce
qu’il pouvait dire a ce sujet ; il a repondu par une formule en neuf
points. Ensuite, quand je lui ai demande civilement comment il allait,
il m’a repondu : ” je ne peux obtenir de l’argent pour le seminaire “.

Et quand je lui ai dit que l’etat donnait de l’argent pour ca, il a
fait comme s’il etait insulte. Dans les annees 1990, c’etait difficile
parce qu’il y avait les services de securite, mais a present, c’est
encore plus difficile, du fait que dans les grandes librairies,
on trouve des sections ‘Question armenienne’ pleines de livres
negationnistes. Et nos livres, peut-etre un ou deux, y sont difficiles
a trouver. Le silence contre nos livres gagne. Bien sûr, il y a plus de
sites liberaux dur l’Internet, il y a plus de conferences en Turquie,
mais quand on voit la masse presentee dans la section universitaire,
c’est terrible. Sous certains aspects, c’etait mieux avant parce que
dans les nouvelles generations soit c’etait l’amnesie qui regnait,
soit on n’etait pas au courant pour toute autre raison.

Mais a present, les jeunes generations sont empoisonnees avec des
fausses informations, des fausses theories, et il y a un genocide
connu en Turquie, celui des Turcs ; mais le pire risque est que le
Genocide n’est pas une question a l’egard des seuls Armeniens. Il y
a l’Holocauste, il y a aussi les crimes contre le peuple ukrainien,
ou les Circassiens, ou sur les Musulmans des Balkans, mais ils
restreignent et ne donne pas des sujets de recherche sur leurs
propres cycles parce que cela pourrait ouvrir la porte sur la
question du Genocide armenien. Comment peut-on respecter une telle
institution universitaire ? Il y a des jeunes, il y a beaucoup de
jeunes chercheurs, mais en general, ils sont hors de Turquie. Ces
dernières annees dans les universites liberales, il y a plus de bons
chercheurs du fait d’ universitaires courageux, mais au total, il ne
s’agit pas de la misère de la philosophie, un titre de l’~uvre de
Marx, mais de la misère de … l’universite turque.

A suivre demain sur armenews, l’intervention d’Erol Ozkoray.

Photo Jean Eckian

mardi 18 decembre 2012, Jean Eckian ©armenews.com

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