Turquie/Affaire Pinar Selek : Proces Du Premier Aout"

TURQUIE/AFFAIRE PıNAR SELEK : PROCèS DU PREMIER AOÔT

Publié le : 01-08-2012

Info Collectif VAN – – Le Collectif VAN vous
soumet la traduction de cet article en turc de T24.com publiée sur
le site susam-sokak.fr, le blog d’Etienne Copeaux, le 31 juillet 2012.

Ã~Itienne Copeaux est un historien spécialiste du monde
turc. Chercheur au Groupe de recherches et d’études sur la
Méditerranée et le Moyen-Orient a Lyon, il s’intéresse
particulièrement au nationalisme en Turquie.

susam-sokak.fr

Mardi 31 juillet 2012

Pınar Selek: Nous sommes témoins !

par Sibel Yerdeniz

publié ce 31 juillet 2012 sur le site turc d’information t24.com

Traduction E.C.

Texte original:

Lors de son premier procès, elle a déclaré : ” Si l’explosion
du Marché Egyptien est due a une bombe, c’est un crime contre
l’humanité.

Mais les accusations dont je suis victime sont également un crime
contre l’humanité. ”

Pınar Selek : principale victime d’une saga judiciaire tragi-comique.

On a désigné la cible, elle a été arrêtée, torturée, jetée
en prison, acquittée trois fois, mais le procès n’est pas terminé.

Sa vie est devenue un cauchemar depuis l’événement du Marché
Egyptien, en 1998. Sept ans plus tard, elle écrivait :

” Voici sept ans, alors que je poursuivais mes recherches [de
sociologie], je me suis retrouvée dans un scénario de film qui
pourrait s’intituler ” L’affaire du marché Egyptien ”. Un endroit,
d’ailleurs, où je me sens bien. Un jour, on a appris soudain qu’il
avait été détruit. Puis, que c’était un attentat du PKK. Puis,
j’ai appris que c’était moi qui avais fait cela ! Je n’évoquerai
pas le choc que cet événement a provoqué en moi. Mais aujourd’hui,
il est important de s’interroger sur les raisons qui ont donné
naissance a un tel scénario, alors qu’il a été démontré qu’il
ne s’agissait pas d’une bombe. A qui aura profité cet ‘attentat’
du Marché Egyptien ? ”

Sept ans ont passé en vain. La question posée par Pınar est
restée sans réponse, et aucun d’entre nous ne s’est réveillé de
ce cauchemar.

Ce mercredi 1eraoÔt, un procès de quatorze ans va continuer, a
la 12ecour pénale de Caglayan. Je ne vais pas revenir sur ce qui
s’est passé au cours du procès, c’est une chose connue de tous. Des
dizaines de rapports d’experts, trois acquittements, les objections
de défenseurs des droits de l’Homme venus du monde entier, tout
cela en vain. Le ministère public n’est pas convaincu. Que tout le
monde ne soit pas convaincu n’a d’ailleurs pas d’importance et ne
peut empêcher la justice de se manifester.

Au point où en est Pınar, c’est a nous de poser cette question : a
qui profite ce procès ? Si vous n’êtes pas au service de la justice,
qui servez-vous ? Vous avez sans doute des préjugés, des convictions,
des croyances ; sinon , qu’est-ce que vous essayez de nous prouver ?

Pınar tourne en rond dans ce labyrinthe depuis quatorze ans. Pas
d’issue. La Justice aux yeux bandés ne tente pas de débrouiller
cette toile d’araignée, elle ne bouge même pas le petit doigt pour
essayer de réparer les dégâts commis. Il n’y a pas la moindre petite
preuve tangible, il n’y a pas le moindre élément rationnel qui puisse
convaincre de la culpabilité de Pınar, mais ils ne renoncent pas.

Pourquoi ?

Il faut bien qu’il y ait une raison pour que cet enfer dure depuis
quatorze ans. Il faut bien que la sagesse de la raison, d’une certaine
manière, ait agi pour qu’on ait piétiné de manière si ouverte des
faits relevant de l’intelligence, de la logique, de la conscience,
de la justice.

Mais nous ne le savons pas. Nous ne pouvons pénétrer dans les
secrets.

Depuis des années, nous crions ” Nous sommes tous témoins, nous
connaissons Pınar ”, mais nous sommes bien obligés encore une
fois d’être les spectateurs d’un nouveau procès. Simultanément,
nous sommes témoins d’une chasse aux sorcières digne du moyen-âge.

Voici plus de cinq cents ans que des hommes de l’ombre, a la tête
pleine de non-sens et au cÅ”ur haineux ont règné sur l’histoire
humaine en torturant de prétendus ” hérétiques ”.

Voyons ce qu’a enduré Pınar Selek pendant quatorze ans. Que est-ce
qui a changé par rapport a cette époque ?

” La plus grande torture que j’ai subie était la menace, si je ne
faisais pas ce qu’ils voulaient, que soient arrêtés les enfants des
rues et les travestis, qu’ils soient torturés et exposés aux médias.

Moi-même, pour me tirer de leurs griffes et continuer mon combat
dans des conditions physiques acceptables, et surtout pour ne faire
aucun tort a mes proches, j’ai accepté de signer une déclaration
qui ne pouvait faire de tort qu’a moi-même. Je savais très
bien que cette déclaration rendrait évidente l’absurdité de ce
qu’on me reprochait : avoir collaboré avec les personnes [du PKK]
que j’avais interviewées pour mes recherches. En prison, je ne me
souviens de l’instruction que comme d’un cauchemar assez vague. Mais
ce sentiment de m’être tirée de leurs griffes m’est resté clairement
en mémoire. ”

Et aujourd’hui, les mêmes tribunaux, les mêmes méthodes
d’accusation, les mêmes peines.

Quel rôle la chasse aux sorcières joue-t-elle dans les mécanismes
moraux de la société ? Comment répond-elle a un besoin de la
société ?

Résulte-t-elle du désir de quelqu’un de donner un sens a nos vies
en en ruinant d’autres ?

Notre vision de l’ ” autre ” est celle d’un être qui menace nos
croyances sociales et nous inquiète ; nous nous efforcons de le
détruire, mais en même temps nous sentons que son existence répond
a un besoin qui est en nous. Cela justifie que nous ayons besoin de
créer l’altérité, nous avons même besoin du mal que nous croyons
qu’il porte, car son existence démontre notre propre bonté.

Jerzy Kosinski a parfaitement décrit ce rituel sanglant dans son
Oiseau bariolé.

Celle qui sacrifie l’Oiseau bariolé, c’est l’ ” autre ”, c’est la
sorcière stigmatisée, menacée, maudite. Elle symbolise l’étranger,
le bouc émissaire. Celui ou celle qui ne ressemble pas au troupeau
en est vite retiré et éliminé. C’est la pire des stratégies :
discriminer, expulser, stigmatiser. C’est la pire des chasses aux
sorcières ; on commence par chercher des différences pour séparer
l’ ” autre ” du reste des hommes ; on les trouve, et sinon, on les
crée, puis on stigmatise. Ainsi l’ ” homme normal ” peut trouver un
exutoire commode a son désespoir, a ses déceptions, a ses colères,
mais il y participe aussi.

C’est avant tout le conformisme qui est exigé de l’individu, car
suivre sa propre voie signifie violer les règles de la société.

Parfois, a la demande de l’Etat, on attribue a l’individu considéré
comme ” nocif ” une fonction sociale ” dégradante ”, ”
inacceptable ” ; on va alors lui assigner un des rôles, toujours
disponibles, de ” traitre a la patrie ” ou de ” terroriste ”. Les
conséquences du stigmate, ensuite, sont sans limite.

Si, sans relâche, nous ne faisons pas face a cette réalité, si nous
ne portons pas témoignage de ce qui se passe, comment pourrions-nous
comprendre la force de quelqu’un ? Comment pourrions-nous comprendre
nos limites ?

D’un côté, il y a un Etat puissant et paternaliste, qui veut nous
rappeler a chaque occasion qui nous sommes et ce que nous sommes.

De l’autre, une femme dont les yeux brillent, malgré tout ce qu’on
lui a fait subir. La femme la plus douce, la plus naïve du monde, qui
a prétendu aimer et aider les autres femmes, les enfants des rues,
les gitans, les marginaux, les homosexuels et tous les ” autres ”,
d’une manière qui nous touche tous.

Si vous aviez été témoins comme moi de la facon dont ces enfants ”
irrécupérables ”, qui vivaient une vie impossible, ont observé la
voie de Pınar, comment ils s’accrochaient a Pınar comme a une mère,
vous comprendriez d’où vient la lumière qui brillait dans leurs yeux,
une lumière qu’aucune violence ne pourrait éteindre.

Voici quatorze ans, Pınar était une jeune femme qui rêvait d’un
monde idéal. Mais elle n’en est pas restée au rêve. Se mêlant a
ces gosses méprisés par la société, elle les invitait a un avenir
plein d’espoir.

Ses idées leur donnaient le courage de revenir a la vie, ensemble.

Ainsi a été créé l’ ” Atelier des Artistes de Rue ”. Mais cela
ne pouvait pas durer, on ne pouvait pas laisser faire.

La société ne pouvait laisser cette jeune femme, considérée comme
” conforme ”, faire un travail envers ceux pour lesquels cette
même société nourrit un sentiment d’hostilité, parce qu’ils sont
différents. Une femme qui s’occupait sans aucune méfiance de tous
les marginaux qui vivent a nos cotés, enfants des rues, clochards,
homosexuels, et qui en plus écrivait et dessinait. Quelle pouvait
être la source de son audace ?

Sortir des rôles définis par la société. Franchir les lignes. En
s’écartant d’un rôle social, établir des contacts a ce point proches
avec des individus de la marge, des êtres ” nocifs ” coupés de
la majorité dominante, et par-dessus le marché partager leur vie…

Pınar s’est rendue coupable de ce terrible péché contre la société
: elle paie le prix de sa droiture, depuis quatorze ans.

Bien sÔr, notre Etat, dont le rôle principal est de maintenir la
cohésion de la société, ne pouvait voir d’un bon Å”il ce genre d’
” excès ” ; l’Etat a donc dispersé l’ ” Atelier des Artistes de
Rue ” fondé par Pınar, et qui était sa vie.

L’un de ces artistes, visitant Pınar en prison, a dit a la suite de
la destruction de l’Atelier qu’ils avaient fondé ensemble :

” Notre rêve continue malgré tout. Cela a duré. Je disais qu’il se
passerait quelque chose. Je répétais que la vie n’est pas si facile.

Mais je ne pensais pas que ca se passerait comme cela. J’ai vécu
beaucoup de choses, je pensais m’être habitué a bien des choses mais
je ne vois pas d’autre événement qui m’ait affecté aussi fortement.

Ils ont sali ce que nous avions fait de plus beau, comme s’ils avaient
assassiné notre bébé. Comme la vie est dure ! On réalise une belle
chose, ils la salissent. On ne peut ni s’enfuir ni se protéger. J’ai
eu très peur… ”

Ce procès ne menace pas que Pınar, il nous menace tous. Il menace ce
a quoi nous tenons comme a la prunelle de nos yeux : nos plus fervents
espoirs, nos plus beaux sourires, ce que nous avons de plus aimable,
notre amour de la vie, notre avenir.

En êtes-vous conscients ?

Sibel Yerdeniz

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