Contre L’Etat Historien

CONTRE L’ETAT HISTORIEN
par Claude Imbert

Le Point

12 janvier 2012
France

L’Etat francais va-t-il nous imposer une verite “officielle” du
“genocide” armenien ? Oui, dit l’Assemblee nationale. Dans le marasme
actuel, elle trouve urgent d’articuler cette pretention, une des plus
incongrues de son repertoire.

Son vote, pour notre edification, conjugue trois vices. Le premier
violente, avec le delit d’opinion, la liberte de pensee. Le deuxième
demontre que le souci electoraliste contrarie de plus en plus,
au Parlement, celui primordial de l’interet national. Le troisième
s’aventure, et dans le mepris de notre diplomatie, jusqu’a provoquer
une puissance emergente, la Turquie, au detriment de nos interets
economiques et strategiques dans une region ultrasensible du monde. Le
tout fait un brouet indigeste pour toute democratie respectable.

À combattre cette embardee parlementaire je m’emploie d’autant plus
librement que j’ai, a maintes reprises, professe ma sympathie pour
les Armeniens de France et leur integration exemplaire. Je ne doute
pas qu’il y a presque un siècle, en 1915, les Armeniens furent, en
Turquie, victimes d’une extermination massive, laquelle n’est nulle
part serieusement niee, et pas meme en Turquie. Je souhaite bien sûr
qu’Ankara confie a une commission internationale d’historiens le soin
d’y demeler le vrai du faux. J’incline, sans certitude, a penser avec
une majorite d’historiens que ce massacre merite le nom de “genocide”
malgre l’avis de quelques autres dont l’islamologue americain Bernard
Lewis. De meme je puis comprendre que la communaute armenienne aspire
a la reconnaissance publique de ce massacre. Mais rien ne me fera
franchir ce Rubicon democratique : donner au politique le pouvoir
d’imposer sa verite sur des mefaits commis dans le passe. Et de
surcroît par des etrangers en sol etranger.

On m’objecte que la France, et plusieurs pays de l’Union europeenne,
n’hesitent pas a sevir, par des lois dites memorielles, contre la
negation d’exterminations collectives. Mais outre que le concept de ces
lois reste discutable, voyons qu’elles s’appliquent aux seuls crimes
contemporains juges, après procès, par un tribunal international. Ainsi
de la Shoah a Nuremberg, des Balkans, du Cambodge, du Rwanda. Et
en aucun cas de crimes passes dont les auteurs putatifs sont morts
et enterres.

Le projet de loi actuel rompt le barrage sanitaire etabli entre
l’Histoire et la memoire, et parfaitement defini, chez nous, par un
Pierre Nora. Des associations memorielles se trouvent habilitees a
revendiquer, pour leur propre version du passe, le blanc-seing d’Etat.

Deja la mise en cause de la guerre de Vendee fit son apparition a
l’Assemblee en 2008 avant d’en etre sagement ecartee. À quand la
Saint-Barthelemy ? Pensons plutôt a nos recentes guerres coloniales,
celles de “L’art francais de la guerre”, où il reste, je le crains,
beaucoup a dire, hors des labels d’une verite officielle.

L’Etat se fourvoie gravement en prenant le risque d’epouser ces
anachronismes imbeciles de la memoire. Entretenue par l’ignorance,
elle n’incline que trop a juger, sur des critères contemporains, un
passe vecu selon des normes morales et sociales qui feraient hurler
nos vestales du “politiquement correct”. La nation francaise eut a son
service des generations de sabreurs. La traite negrière ne prenait
pas conseil chez SOS Racisme. Et notre chère Revolution inventa la
Terreur, le mot et la chose. Comment lessiver partout la seculaire
ferocite humaine sans sauter nous-memes dans la lessiveuse ?

L’Histoire, au fil du temps, depouille la legende et arrache des
verites peu a peu consensuelles. Le culte memoriel, lui, reveille
des demons assoupis.

Cette loi exhibe un second vice non moins inquietant : l’empire de
l’electoralisme sur l’interet de la Nation. On y voit en pleine lumière
comment le voeu des communautes armeniennes de Lyon, Paris et Marseille
aura suffi pour entraîner l’Assemblee nationale dans cette heresie
democratique. Quelle pitie de mesurer la legèrete de parlementaires,
elus de la Nation, et qui se comportent en elus de leur canton ! Il y
a peril a violenter un principe de notre droit pour complaire a des
aspirations communautaires qui, un jour ou l’autre, pourront etre
ethniques ou religieuses. Puisse le Senat resister a ce poison !

Car deja le mal court. Plaignons Alain Juppe ! Notre diplomatie
navigue au plus près pour conjuguer d’un côte l’ecart de la Turquie
hors de la Communaute europeenne et, de l’autre, le souci raisonnable
de menager la puissance turque dont le môle ne cesse de s’elever dans
un Moyen-Orient fievreux. Or voici que la representation nationale,
par son vote incendiaire, avive contre nous le nationalisme turc et
le rencogne dans sa resistance a reconnaître un episode, en effet
detestable, de son passe !

Fasse le Ciel que dans notre pretention senile a decider, urbi et
orbi, de l’histoire du genre humain nous n’engagions pas notre propre
Histoire dans le desert !

From: Baghdasarian

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