Les Fonctionnaires Ottomans Et Le Genocide Armenien

LES FONCTIONNAIRES OTTOMANS ET LE GENOCIDE ARMENIEN

29-07-2011

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Imprescriptible.fr

Legende photo: Soldats turcs devant des notables armeniens decapites

Les fonctionnaires

Mustafa Abdulhalik | Choukri Kaya | Abdulahad Nouri | Eyoub Sabri |
Kerim Refi | Zeki Bey

Les documents monnayes par Naïm bey revetent une importance
particulière parce qu’ils proviennent du vilayet d’Alep, plaque
tournante de le deportation. A ce titre, ils mettent en lumière
le fonctionnement d’un organisme officiel : la Direction generale
de l’installation des tribus et des deportes. Les fonctionnaires
impliques par ces documents ont ete accuses par les cours martiales
et des preuves nombreuses ont ete recueillies contre eux par la
Commission Mazhar. L’examen parallèle de ces preuves vient corroborer
la presomption d’authenticite des documents Andonian.

En temps et en lieu, ces depeches diffèrent de celles produites par les
cours martiales. Elles concernent une phase ulterieure du genocide:
la liquidation des survivants. Quand les premiers telegrammes furent
rediges (mi-septembre 1915, n.s.), la première etape etait achevee :
les Armeniens des provinces orientales avaient ete extermines par
les soins de l’O.S. Seuls subsistaient, sur 700 000 environ, quelques
dizaines de milliers de deportes dont, a l’exception de quelques-uns
parvenus a Mossoul, les convois convergeaient vers Alep, c’est-a-dire
vers les structures d’accueil officiellement prevues par la loi. Il
etait essentiel de maintenir les apparences d’une deportation. La
preservation de la fiction legale assurait le camouflage du programme
d’aneantissement. L’O.S. avait rempli sa mission : reduire a une
part infime, quelques groupes epars de survivants epuises, les grands
convois partis des sept provinces. La seconde partie du programme etait
deja commencee. Les Armeniens du reste de l’Anatolie et de la Cilicie
etaient evacues vers Alep. Les rares survivants des convois venant des
provinces orientales furent submerges par ce flot de deportes. A Alep,
aucune structure d’accueil n’etait prevue.

Selon le plan gouvernemental, les deportes devaient etre expulses
le long de l’Euphrate jusqu’au desert où ils disparaîtraient
sans laisser d’autre trace que leurs squelettes. Les structures
administratives mises en place sous la couverture d’une Sous direction
de l’installation des tribus et des deportes etaient donc bien des
organes de destruction. Cette denomination suppose une fonction
qui etait un leurre : sa fonction reelle etait le contrôle de
l’extermination. C’est ce que disent les telegrammes, c’est ce que
verifient les faits, c’est ce qu’affirment les temoignages. Si les
documents Andonian avaient ete des faux, ils auraient ete fabriques
pour traiter d’evenements qui se sont reellement produits. Aucun doute
n’est permis, aucune thèse revisionniste ne peut entamer ce bloc de
certitude historique, aucune ” histoire officielle ” ne peut travestir
une verite etablie par la multitude des temoignages. Près d’un demi
million d’Armeniens sont morts en 1915 et en 1916 dans le seul vilayet
d’Alep par la volonte criminelle des fonctionnaires responsables de
leur pretendue installation dans des camps de regroupement fantômes.

En septembre 1915, Chakir et ses sicaires avaient deja accompli leur
sinistre besogne mais ils etaient toujours la, prets a intervenir a la
demande. Le gouvernement les gardait en reserve car le moment etait
venu où devrait entrer en fonction l’organisme officiel mis en place
par la loi du 14 mai 1915 : la Direction generale de l’installation
des tribus et des deportes. A Alep, le prefet Djelal n’etait pas sûr.

Après son voyage a Constantinople, Nazim et Talaat l’avaient demis
de ses fonctions et remplace par Bekir Sami bey, tout aussi peu
cooperant. Pour ne pas prendre le risque de voir le deroulement de
son plan perturbe par les initiatives de fonctionnaires recalcitrants,
Talaat fit nommer a ce poste son beau-frère, Mustafa Abdulhalik.

Celui-ci venait de faire ses preuves dans le vilayet de Bitlis où les
Armeniens avaient disparu avant meme que les convois eussent franchi
les limites du vilayet. Le directeur general de Constantinople, Choukri
Kaya, etait reste quelques mois a Alep pour contrôler l’installation
de la Sous direction confiee a Abdulahad Nouri et a son adjoint
Eyoub Sabri bey. Abdulhalik recevait les ordres a deux niveaux :
les uns officiels qu’il negligeait et classait; les et autres secrets
qui devaient etre detruits mais qu’il transmettait auparavant a ses
subordonnes. Quelques-unes de ces pièces furent subtilisees par le
secretaire d’Abdulahad Nouri, Naïm : elles constituent, nous l’avons
vu, la documentation Andonian.

1. MUSTAFA ABDULHALIK

Avant d’etre nomme a Alep en octobre 1915, Abdulhalik etait vali de
Bitlis. Il fut identifie en 1919 par la commission britannique chargee
de poursuivre les criminels de guerre comme l’un des participants
a la reunion d’information tenue par Chakir en fevrier 19151. De
nombreux temoignages rapportent les atrocites commises dans le vilayet
de Bitlis sous la direction d’Abdulhalik, en particulier a Mouch et
dans la plaine de Mouch. 180 000 Armeniens vivaient dans la province
de Bitlis, surtout dans la plaine de Mouch, dans les montagnes du
Sassoun et dans les villes de Bitlis et Seert. Dès le debut de la
guerre, en decembre 1914 et janvier 1915, Abdulhalik avait, sous le
pretexte de requisitions, mis a sac les villages armeniens autour
de Bitlis. Les incidents se multiplièrent en avril dans la plaine de
Mouch. Le 1er mai, trois Armeniens furent pendus a Mouch et le quartier
armenien investi. Puis les hommes valides furent requisitionnes pour
la construction des routes et tues. Tout commenca en fait a la fin mai
lorsque Djevdet dut evacuer Van en hâte et s’enfuir vers le sud. Il
entra a Seert avec 8 000 soldats et massacra les Armeniens. Peu
après, l’oncle d’Enver, Halil, faisant retraite avec ses troupes
depuis l’Iran, rejoignit Djevdet. Ils marchèrent sur Bitlis qu’ils
investirent a la mi-juin. Djevdet exigea des Armeniens une rancon
de 5 000 livres et fit pendre vingt notables. Les 4 500 hommes de
la ville furent arretes, fusilles puis enterres dans des tranchees
qu’ils avaient eux-memes creusees. Par familles entières, les Armeniens
de Bitlis se suicidèrent. Les jeunes femmes et les enfants rescapes
furent emmenes hors de la ville, distribues a la foule ou fusilles2.

La plus importante colonie armenienne de la province vivait dans les
deux ou trois cents villages de la plaine de Mouch, environ 60 000
personnes dont 25 000 a Mouch. Le massacre de Mouch commenca le 3
juillet. Un bataillon avait ete envoye d’Erzeroum avec 10 000 hommes
pour renforcer la garnison de Mouch. Le mutessarij, Servet bey, ami
d’Enver, ordonna aux Armeniens de livrer leurs armes et de payer une
forte rancon. Les notables ayant ete arretes et tortures, les Armeniens
se barricadèrent dans leurs maisons et organisèrent la defense de leur
quartier. Le combat etait inegal: quartier par quartier, les insurges
furent massacres. Le lendemain, un seul quartier, Zov, luttait encore ;
10 a 12 000 personnes y etaient retranchees. La moitie put gagner les
montagnes a la faveur de la nuit. Les autres furent pris. Les soldats
et les Kurdes les entassèrent dans des ecuries remplies de paille
qui furent inondees de petrole et incendiees. Ils perirent presque
tous carbonises. Les rares survivants furent diriges vers Ourfa mais
noyes en route dans l’Euphrate oriental. Quant aux autres Armeniens
des villages de la plaine de Mouch, a peine 900 survecurent. Dans
sa deposition, le general Vehib pacha parle de femmes et d’enfants
brûles vifs a Tchourig a cinq kilomètres au nord de Mouch3. L’officier
venezuelien, Rafaël de Nogalès, rapporte dans ses memoires cet episode:
des enfants avaient ete parques dans des greniers a foin et des
etables et ” brûles vifs ” dans la region de Mouch4. Une infirmière
allemande, Alma Johansson, travaillant a l’orphelinat allemand, fut le
temoin oculaire des massacres: des femmes et des enfants avaient ete
” brûles vifs dans leur maison5 “. Monseigneur Jean Naslian decrit les
activites d’Abdulhalik : ” A Bitlis, le prefet Mustafa Abdulhalik bey
[…] ayant reuni un millier de petits enfants les conduisit dans un
endroit appele Tchahald où il les fit brûler vivants en presence des
notabilites et de la foule turque et cria a pleine gorge: “Il faut
effacer a tout jamais le nom armenien dans les provinces armeniennes
pour la securite de la Turquie”. Après les avoir brûles, il fit jeter
ces malheureux enfants dans des fosses specialement creusees où pendant
de longs jours on entendait les gemissements de ceux qui n’etaient
pas encore entièrement consumes6. ” Dans le village de Norachen,
Monseigneur Topouzian, eveque de Mouch, fut brûle vif après avoir
ete asperge de petrole7. Un lieutenant de l’armee ottomane, Hassan
Marouf, fut temoin de l’incendie d’un village de la plaine de Mouch:
” En août 1915, a mon retour de Seert, [je vis] dans un village des
environs de Mouch comment 500 Armeniens, pour la plupart des femmes
et des enfants, furent entasses et enfermes dans une etable.

Les gendarmes lancèrent des torches enflammees a travers une lucarne.

Tous furent brûles vifs. Je ne m’approchai pas mais je vis
distinctement les flammes et j’entendis les cris de terreur des
pauvres victimes8. ” Un inspecteur civil armenien qui fut epargne
au moment des massacres pour son ” adulation des Turcs ” etait venu
au debut de 1915 interceder auprès d’Abdulhalik en faveur du depute
Vramian. Abdulhalik lui avait declare : ” Le moment est venu de
resoudre ces questions ” et il lui confirma son intention de liquider
Vramian9. Une infirmière americaine qui travaillait dans l’armee
turque, Grisell Mac Laren, recueillit une confidence du vali de Bitlis
: ” Toute cette souffrance [la maladie et la guerre] qui advient
aux musulmans est une juste punition d’un Dieu juste pour ce que
nous avons fait aux Armeniens. Quelques-uns meritaient une punition,
mais nous avons ete trop loin et maintenant Dieu nous punit10. ”

La crainte de Dieu n’empecha pas Abdulhalik lorsqu’il fut transfere
a Alep de poursuivre sa tâche avec acharnement. Le consul americain
Jesse Jackson qui avait ete l’ami intime de Djelal bey deplorait le
depart de celui-ci. Il s’inquietait de la nomination d’ Abdulhalik : ”
Durant tout ce temps, des ordres avaient ete envoyes de Constantinople
pour deporter les Armeniens [ …] .Ces ordres arrivaient a Alep et
[…] le consulat etait toujours secrètement averti. L’ambassade etait
aussitôt avisee dans chaque cas et je fus informe que des pressions
avaient ete faites sur les autorites centrales pour rapporter ces
ordres. Des contre-ordres etaient envoyes, mais peu de temps après,
les ordres prevus etaient repetes11. ” ” Les consignes du gouvernement
central semblent moins sevères, mais le commissaire charge de la
deportation et le vali travaillent infatigablement a l’aneantissement
des Armeniens “, telegraphiait le 9 fevrier 1916 a son ambassade le
consul allemand Rossler12.

Arrete après l’armistice par les Anglais, Abdulhalik fut interne
a Malte. Les Ittihadistes inculpes de participation aux massacres
d’Armeniens furent en effet arretes en deux lots, le 25 janvier
et le 8 mars 1919 par la police turque a la demande des autorites
militaires britanniques (une administration militaire alliee s’etait
installee a Constantinople le 8 decembre 1918) .Les rapports entre le
gouvernement turc et l’administration alliee furent assez tendus. Dans
un long memorandum adresse a son gouvernement en juillet 1919,
Harry H. Lamb, officier attache au Haut-commissariat britannique
et charge d’etablir les listes de suspects a arreter, expliquait
a ses superieurs la difficulte de determiner la ” preuve probante
“, c’est-a-dire d’engager une procedure contre un suspect. Il se
plaignait des obstacles mis par les Turcs a acceder aux rapports
officiels contenant les ordres des massacres, du manque d’interet
manifeste par les gouvernements allies a la poursuite des accuses, de ”
l’apparente apathie de nos autorites au Moyen-Orient ” et il deplorait
enfin la pauvrete des moyens que les Allies lui fournissaient pour
exercer sa mission13. En fait les instructions des accuses traînèrent :
les Allies ne disposaient pas de pouvoirs suffisants pour les mener
a bien. Ils ne pouvaient ni obtenir de deposition ni interroger
les temoins. Les detenus de Malte se gardèrent bien de rediger des
confessions. Les seuls a en faire spontanement furent Ali Djenani,
ancien depute d’ Aïntab, et surtout Ali Munif, sous-secretaire au
ministère de l’Interieur de septembre 1913 a août 1915 puis vali du
Liban et ministre des Travaux-Publics en 1917. Ali Munif impliqua
le gouvernement dans les ” massacres armeniens de 1915 ” mais,
pour sa part, il declina toute responsabilite14. Avec une certaine
desinvolture, les Anglais attendaient qu’un traite de paix avec la
Turquie permît la constitution d’un Tribunal militaire international
charge de juger les inculpes. Le traite de Sèvres, le 10 août 1920,
contenait de telles clauses (articles 228 et 230). Mais le traite de
Lausanne du 24 juillet 1923 ne mentionnait plus un tel tribunal.

C’est en speculant sur ces circonstances que le gouvernement turc
monte actuellement une operation de desinformation en pretendant
que les Anglais ont relâche en 1921 les detenus de Malte faute de
preuves et qu’ils cherchèrent desesperement des preuves auprès du
Departement d’Etat americain, lequel aurait ete egalement incapable
de leur en fournir. Orel et Yuca, comme Ataov et Gurun, insistent
sur ce fait et ils concluent : ” Le sujet etait alors clos et tous
les internes de Malte furent liberes15. ” En fait, comme le precise
Dadrian, sur 188 documents enregistres au Departement d’Etat, 138
sont des rapports detaillant les massacres de la periode 1915-1921,
soixante provenant des consuls et dix-huit des diplomates en poste
a l’ambassade americaine a Constantinople. L’ambassadeur anglais,
Auckland Gedes, confirma l’existence de ces documents mais il etablit
une distinction entre ceux qui traitaient des crimes et ceux qui
impliquaient des personnes, ces derniers facilitant l’etablissement
des responsabilites individuelles16. En juin 1920, le Haut-commissaire
britannique fit transferer a Malte huit prisonniers turcs. Parmi eux,
six etaient impliques dans les massacres armeniens, dont Abdulhalik. Le
gouvernement anglais reduisit le nombre de ces detenus qu’il voulait
garder a quatre vali consideres comme le noyau dur des criminels. L’un
d’eux etait Abdul- halik. En fait, le gouvernement anglais du changer
ses projets et la liberation des prisonniers de Malte fit l’objet
d’une negociation en bloc avec les kemalistes. Un accord fut signe
a Londres le 16 mars 1921 et ratifie plus tard dans un traite signe
avec le representant du gouvernement d’Ankara a Constantinople, le 23
octobre 192117. Il restait alors a Malte cinquante-trois prisonniers.

Ils furent repartis en deux groupes et relâches le 1er novembre 1921.

Il s’agissait d’un echange. Ankara avait exerce de fortes pressions
pour obtenir la liberation de ces detenus. Le general Campbell dont le
fils etait prisonnier des kemalistes etait intervenu auprès de Lloyd
Georges et avait cite un paragraphe d’une lettre de son fils : ” J’ai
plus de valeur que quelques-uns de ces miserables Turcs “. Les membres
du Parlement etaient egalement convaincus qu’un prisonnier britannique
valait une cargaison de Turcs. Ce fut en fait un marche de dupes.

Parmi les prisonniers britanniques echanges par les kemalistes contre
les cinquante-trois prisonniers de Malte figuraient, outre les deux
officiers anglais, Campbell et Rawlinson, six ouvriers maltais,
leurs femmes grecques et leurs enfants. Le gouvernement anglais,
declara plus tard Rawlinson, esperait recevoir plus de 140 prisonniers
britanniques et indiens que les Turcs pretendaient detenir18. Ce
chiffre de cent-quarante semble trop eleve et Lord Curzon escomptait
par cette negociation obtenir la liberation de vingt-six detenus. ”
L’echange a ete sûrement une sale affaire comme le fut d’ailleurs
toute cette periode “, ecrivait en 1987 a un correspondant armenien
qui enquetait sur cet episode un membre du service de recherche du
Foreign Office19. De telles manoeuvres ne plaident guère, bien au
contraire, en faveur de l’innocence d’Abdulhalik. Dès sa liberation,
le beau-frère de Talaat rejoignit le mouvement kemaliste. Il devint
gouverneur de Smyrne après l’arrivee des troupes turques, la mise a sac
et l’incendie de cette ville en 1922. Il connut ensuite une carrière
politique fulgurante: il fut successivement ministre des Finances,
de l’Education et de la Guerre dans la Republique turque20.

2. CHOUKRI KAYA

Choukri occupait le poste officiel de Directeur general de
l’installation des tribus et des deportes. Le siège de cet organisme
etait a Constantinople et il dependait du Departement de la Securite
publique d’Ismaïl Djambolat. Choukri etait un homme cultive : diplôme
du collège de Galata-Seraï, il avait fait a Constantinople ses etudes
de droit et etait venu les poursuivre a Paris après l’obtention de
son diplôme ottoman. II s’exprimait donc couramment en francais. Le
consul Rossler rapporte un entretien qu’il eut avec lui. II avait cru
innocemment que Choukri etait venu organiser le ravitaillement des
deportes et il s’etait adresse a lui pour le prier de liberer quelques
Armeniens qui avaient travaille dans des administrations allemandes.

Il fut econduit brutalement par Choukri qui lui dit en francais
: ” Vous ne comprenez pas ce que nous voulons. Nous voulons
une Armenie sans Armeniens21. ” Le 18 decembre 1915, Rossler
rapportait le temoignage d’un ingenieur du chemin de fer de Bagdad,
nomme Bastendorff. Choukri lui avait declare qu’il etait temps de
resoudre une fois pour toutes le vieux conflit avec les Armeniens
” par l’extermination de la race armenienne22 ” (Die Ausrottung der
armenischen Rasse) .Choukri etait obsede par la Question armenienne.

II avait explique au correspondant du Kolnische Zeitung : ” De
meme que l’Allemagne veut seulement des Allemands en Allemagne,
nous voulons seulement des Turcs en Turquie23. ” Djelal bey rapporte
dans sa declaration qu’après avoir ete informe de la deportation des
Armeniens, il s’adressa au gouvernement pour obtenir des precisions. ”
Je ne pouvais guère supposer qu’un gouvernement serait jamais capable
d’exterminer de la sorte ses sujets, son capital humain qui doit
etre considere comme la principale richesse du pays. Et je croyais
que ces mesures provenaient du desir d’eloigner provisoirement
les Armeniens du champ des operations par suite des necessites
militaires. C’est pourquoi je me suis adresse telegraphiquement au
ministre de l’Interieur pour lui reclamer des allocations en vue de la
construction des baraquements pour abriter les Armeniens deportes. En
guise d’allocations, on m’envoya un individu ayant le titre “d’agent
pour l’installation des immigres” et, en realite, charge de la
deportation en bloc des Armeniens24. ” Cet individu etait Choukri qui
lui ordonna de traiter ses directives comme des ordres ministeriels.

Après la guerre, Choukri fut lui aussi interne a Malte par les
Anglais. II s’en evada le 6 septembre 1921 avec quinze autres detenus.

Ces detenus, qui avaient donne leur parole de ne pas s’evader,
comprenaient, outre Choukri Kaya, deux commandants d’armee, quatre
vali, un mutessarij; un depute. Ils s’etaient glisses dans un groupe
de prisonniers echanges entre les Anglais et les Turcs a cette date.

Peu avant, deux inculpes, dont l’ancien vali de Van, Djevdet, s’etaient
egalement enfuis de Malte. Tous ces detenus devaient etre juges par
un tribunal militaire international pour complicite au premier degre
dans les massacres armeniens25. Comme Abdulhalik, Choukri rejoignit le
mouvement kemaliste. Il devint ministre de l’Interieur de la Republique
turque et Secretaire general du Parti du peuple fonde par Ataturk26.

3. ABDULAHAD NOURI

Krieger et Dadrian font la lumière sur un episode exploite par Orel
et Yuca pour tenter de convaincre de l’innocence des fonctionnaires
cites par Andonian. Le Sous-directeur d’Alep, Abdulahad Nouri,
l’homme de confiance de Choukri, charge d’organiser la marche vers
la mort des deportes, avait ete arrete par les Anglais en septembre
1920, mais il n’avait pas ete exile a Malte. Il n’etait donc pas,
concluent les auteurs turcs, le monstre decrit par Andonian puisque
les Anglais n’avaient pas juge necessaire de le faire transferer27. En
fait, il etait demeure a Constantinople pour etre juge devant une
Cour martiale. Son cas pouvait etre instruit car il y avait assez
de temoins pour deposer contre lui. En effet vingt temoins dont
l’ancien kaïmakam de Kilis puis de Zile, Ihsan, etaient prets a le
faire. Le procès commenca mais il ne s’acheva pas car un gouvernement
pro-kemaliste avait ete forme a Constantinople. Il fit interrompre
toutes les procedures criminelles en cours engagees sous l’inculpation
de massacres contre les Armeniens. Par ailleurs le frère d’Abdulahad
Nouri, Youssouf Kemal Tengirsek, alors ministre de l’Economie du
gouvernement d’Ankara, aurait, selon Andonian, prie l’archeveque de
Kastamouni, monseigneur Zaven – qui confirma le fait dans ses memoires
– de transmettre un ultimatum aux Anglais : si Nouri, qui risquait
la potence, etait execute, les 2 a 3 000 Armeniens survivants dans
la region seraient massacres en represaille28. Andonian commit une
erreur aussitôt exploitee par Orel et Yuca. Il designa Youssouf Kemal
Tengirsek comme ministre des Affaires etrangères. En fait Tengirsek
fut nomme a ce poste huit mois plus tard, en remplacement de Bekir
Sailli bey, qui avait ete vali d’Alep après Djelal et avant Abdulhalik.

Voici le jugement porte par Naïill bey sur Abdulahad Nouri : ” Nouri
bey etait un homme intelligent et cruel, il etait particulièrement imbu
de sentiments hostiles envers les Armeniens. Il etait l’incarnation
meme de la cruaute raffinee. Le desastre et le malheur des Armeniens,
les rapports successifs de leur decès, le rejouissaient a tel point
qu’il en perdait la tete jusqu’a danser tout seul. Car tout ce qui
arrivait etait le resultat des ordres donnes par lui. Le gouvernement
ne desirait pas, disait-il, que ces gens-la vivent. Il racontait que,
quand il fut appele a cette fonction, au moment de partir pour Alep,
le conseiller du ministère de l’Interieur lui recommanda de voir
Talaat pacha avant son depart. Nouri bey se rendit alors a la Sublime
Porte. Quelques visiteurs se trouvaient chez le pacha. Pourtant il
demanda a Nouri bey: “Quand est-ce que tu pars ?”

Talaat pacha le conduisit ensuite près de la fenetre et lui dit a voix
basse: “Tu sais sans doute l’oeuvre que tu dois accomplir. Je ne veux
plus voir vivre ces maudits Armeniens en Turquie29. ” Ce recit est
confirme par l’acte d’accusation du procès des Unionistes: ” Le chef
du cabinet particulier du ministère de l’Interieur, Ihsan bey, affirme
que lorsqu’il etait kaïmakamde Kilis, Abdulahad Nouri bey, envoye
de Constantinople a Alep, a declare que le but des deportations est
l’extermination et avait ajoute: “J’etais en rapport avec Talaat bey.

J’ai recu de lui-meme les ordres d’extermination. La est le salut du
pays.” Il avait essaye de le convaincre aussi30. ”

4. EYOUB SABRI

Un ecrivain turc qui avait ete secretaire au palais d’Abdul- Hamid
avant d’etre exile a Diarbekir puis a Kharpout, et qui fut ensuite
directeur d’un lycee a Alep pendant la guerre, Mustafa Nedim, parlait
en ces termes d’Abdulahad Nouri et d’Eyoub Sabri: ” La simple mention
de leur nom servait a terroriser les gens31. ” Eyoub Sabri etait
le proche collaborateur de Nouri. Naïm bey le decrit comme un fauve
assoiffe de meurtre: ” Il employa toute son activite a tuer et surtout
a voler. Après qu’il eut quitte ses fonctions, ayant amasse de grandes
richesses, il entreprit des affaires de transport et de commission32.

” Les consuls allemands confirment le jugement de Naïm bey. Eyoub
Sabri repoussa les offres d’assistance aux deportes que lui faisait
le consul allemand d’Alexandrette. II lui expliqua que la deportation
avait pour but ” d’effacer le nom d’Armenien33 “. Eyoub, precisa le
consul Rossler, avait ete affecte a Alep pour executer la politique
anti-armenienne du gouvernement et contrer le vali Djelal, qui
preconisait des methodes plus douces34.

Le travail confie a Eyoub Sabri par Abdulahad Nouri fut sans doute
l’un des plus ignobles de ce genocide pourtant riche en atrocites.

Eyoub devait s’assurer que les centaines de milliers de deportes
qui s’accrochaient a la vie dans des camps improvises le long de
l’Euphrate poursuivaient leur chemin vers Deir-ez-Zor. II etait charge
de nettoyer ces camps. Selon le consul Hoffmann qui assura en octobre
1915 l’interim de Rossler a Alep, cette mesure de ” relo- gement ”
des deportes equivalait a une extermination (Ausrottung). Le rapport
d’Hoffmann adresse le 8 novembre 1915 a Constantinople est, de tous
les documents consulaires, la pièce la plus accablante. Le consul
analyse le mecanisme de camouflage et la pratique des accusations
mensongères et des denegations 35. Dans un rapport anterieur, Hoffmann
expliquait la methode de destruction des convois : ” 300 000 personnes
doivent poursuivre vers le Sud (Hauran occidental, Rakka, Deir-ez-Zor)
pour s’y “etablir” […]. En temps de paix, le gouvernement aurait
“peut-etre” pu leur donner les moyens de s’installer, encore que ce
genre d’experience ait echoue a plusieurs reprises avec les musulmans,
mais, pour l’instant, il n’y a ni argent ni fonctionnaires. Quoi qu’il
en soit, il manque tout le necessaire. Les camps de concentration
n’ont recu ni tentes ni farine en quantite suffisante, ni combustible.

Les autorites elles-memes ont pris aux paysans deportes leurs pioches
et leurs beches. Chacun est convaincu que tous les deportes sont voues
a la mort36. ” Naïm bey decrit egalement les sinistres activites de
la Sous-direction des deportes qui, ” sous l’etiquette fictive d’un
organisme d’accueil etait un organe d’extermination “.

” Le kaïmakam de Bab, Chafi bey, fut mande a Alep où il se concerta
avec Abdulahad Nouri bey et, quelques jours plus tard, Abdulahad Nouri
bey alla personnellement a Bab avec Eyoub bey. Ils y accomplirent
le deplacement le plus effroyable des deportes en mettant le feu aux
tentes et en tirant des coups de feu sur les deportes. En une seule
journee, Eyoub bey renvoya 17 500 deportes sans leur procurer ni
voiture, ni mulets, a pied, sous une pluie battante. Des centaines qui
etaient malades, ne pouvant marcher, tombèrent et moururent, et leurs
cadavres restèrent dans la boue. Les indigènes de Bab, la population
la plus vile de ces deserts, ne respectaient meme pas les cadavres.

Ils venaient par groupe grouiller autour des cadavres dont ils
coupaient les organes genitaux avec une sauvagerie incomprehensible. ”

” Après avoir ete ainsi le temoin oculaire a Alep de centaines de
milliers de drames, je fus envoye comme fonctionnaire des deportations
a Meskene. Au moment de mon depart, Eyoub bey me fit demander :
“Naïm effendi, me dit-il, nous n’eûmes a nous louer d’aucun des
fonctionnaires des deportations envoyes a Meskene : vous vous etes
trouve dans l’affaire et vous etes au courant des ordres recus ;
tâchez de ne pas laisser vivants ces gens; au besoin tuez-les de
vos propres mains; c’est un plaisir que de les tuer.” Je suis alle a
Meskene. J’appris les crimes commis a Abou-Harrar par un brigadier
de la gendarmerie [Rahmeddine] . J’y suis reste deux mois où je
n’effectuai qu’un seul envoi de deportes. Le nombre de ceux que je
renvoyai ne depassait pas trente. ”

” Eyoub bey nous ecrivait : “Vous avez un prelat d’Ismid. Pourquoi
l’avez-vous laisse la ? Renvoyez-le afin qu’il crève en route dans
un coin.” Je ne pouvais dire que c’etait impossible, ou que je ne
pouvais le faire. Mais nous ne l’avons pas renvoye37. ”

5. KERIM REFI

Kerim Refi avait ete nomme kaïmakam de Ras el-Aïn, en remplacement
de Youssouf Zia juge trop humain. Ras el-Aïn etait une bourgade du
sandjak autonome de Deir-ez- Zor. Aram Andonian consacre un chapitre
aux massacres des Armeniens de Ras el-Aïn. Il explique que Youssouf Zia
s’inquietait de voir les deportes s’entasser dans sa circonscription,
qu’il n’y avait plus de place pour les loger et qu’il en mourait cinq
ou six cents par jour. Il etait alors soutenu par le mutessarif de
Deir-ez-Zor, Ali Souad bey, qui faisait son possible pour ameliorer
le sort des deportes. A Ras el- Aïn les Armeniens avaient ete
regroupes dans des tentes au-dessus du bourg. Ils avaient aussi
ouvert des commerces dans un quartier de ce bourg. A la demande de
l’administration militaire, des architectes armeniens avaient dessine
des plans et des macons armeniens construisaient un hôpital.

Les chefs de tribus arabes s’offraient a bas prix des fillettes
armeniennes. Un speculateur turc – en collusion avec le mutessarifAli
Souad bey – avait achete une ferme dans les environs où il employait
des familles armeniennes a des travaux forces. Un programme
d’exploitation d’une main d’oeuvre servile se substituait la au
programme d’aneantissement preconise par l’Ittihad. Cette situation
nouvelle etait contraire au projet du Comite central et il etait
urgent d’y mettre fin de crainte qu’elle n’apparût une solution
de rechange plus appropriee a la situation economique precaire de
l’Empire. Abdulahad Nouri pressait son employe a Ras el-Aïn, Adil
bey, de renvoyer les Armeniens dans le desert. Ayant appris que Souad
bey s’opposait a cette mesure, Nouri intervint auprès d’Abdulhalik
qui obtint de Talaat la revocation du mutessarif38. Youssouf Zia
demeurait cependant en place. En fevrier 1916, le beau-frère d’Enver,
Djevdet bey, l’ancien vali de Van, qui regagnait son nouveau poste
d’Adana, apercut en passant par Ras el-Aïn les tentes des deportes
qui couvraient la colline au-dessus de la ville. Il ordonna a Youssouf
Zia de faire massacrer tous les Arme- niens. Comme ce dernier refusait
d’obeir, Djevdet telegraphia a Constantinople pour mettre le ministre
de l’Interieur au courant de la situation. Youssouf Zia fut revoque
et un jeune protege de Djevdet, venant de la province europeenne de
Roumelie, Kerim Refi bey, vint le remplacer dix jours plus tard, en
mars 1916. Andonian explique que le gouvernement faisait volontiers
appel a des hommes issus de ces provinces perdues par la Turquie lors
des guerres balkaniques car, assoiffes de revanche, ils se vengeaient
sur les Armeniens des humiliations que leur avaient fait subir les
Bulgares, les Grecs ou les Serbes.

Kerim Refi confia au president du Conseil municipal de Ras el-Aïn,
Arslan bey, le commandement d’une bande de Tcherkesses qui, pendant
des mois, massacrèrent les Armeniens en les emmenant par petits
groupes dans les environs39. En juin 1916, Adil bey, le prepose au ”
deplacement des deportes “, quittait Ras el-Aïn pour Alep avec un butin
de pièces d’or40. Les telegrammes du consul Rossler confirment en tous
points le recit d’Andonian : ” Le camp de concentration armenien de Ras
el-Aïn vient d’etre attaque par des Tcherkesses et autres individus du
meme genre qui vivent a proximite. La plupart des occupants (14000,
sans armes), ont ete tues. Je n’aurai des details que plus tard41. ”
” D’après le recit d’un Allemand parfaitement digne de foi qui a
passe plusieurs jours a Ras el-Aïn et dans les environs et m’a rendu
visite a son retour le 22 avril [1916], il faut bien admettre les
faits suivants. Le camp compte encore 2000 deportes au maximum. Tous
les jours ou presque, pendant un mois, 300 a 500 personnes ont ete
emmenees hors du camp et abattues a une dizaine de kilomètres de Ras
el-Aïn. Les cadavres ont ete jetes dans la rivière qui porte le nom
de Djirdjib el Hamar sur la grande carte d’Asie mineure de Kiepert [
…] et dont les eaux etaient hautes en cette saison. Un officier turc
qui demandait raison de ses agissements au kaïmakam de Ras el-Aïn,
s’est entendu repondre en toute serenite : “J’ai obei aux ordres”42. ”

” Le camp de concentration de Ras el-Aïn qui comptait encore 2000
occupants a la fin d’avril est entièrement evacue; un premier convoi a
ete attaque sur la route de Deir-ez-Zor et massacre; on peut supposer
que les autres n’ont pas connu un meilleur sort43. ”

Le journaliste Suleïman Nazif qui etait en 1915 vali de Mossoul puis
fut en 1916 vali de Bagdad, s’arreta a Ras el-Aïn lorsqu’il se rendit
de Bagdad a Constantinople. Il declara a la Commission Mazhar qu’il
fut epouvante par le spectacle effroyable qu’il contempla. Il dut
se proteger le nez contre l’odeur de putrefaction qui provenait des
cadavres en decomposition. Il dit aux fonctionnaires turcs de Ras
el-Aïn: ” Les massacres armeniens marqueront la page la plus noire de
l’histoire turque44. ” Deux officiers arabes de l’armee ottomane qui
participèrent a ce massacre en firent le recit a un officier anglais
qui les interrogeait. Ils avaient ete ” horrifies au spectacle des
cadavres boursoufles et des corps nus de femmes assassinees etendus
sur le ballast du chemin de fer a Ras el-Aïn “. L’aumônier de leur
regiment descendit de cheval et fit une prière publique afin que Dieu
preserve les musulmans de sa punition. Pour apaiser la colère divine
il creusa lui-meme les tombes pour ensevelir les cadavres45.

6. ZEKI BEY

Les rapports officiels sur l’ultime etape de la deportation confirme
l’intention du gouvernement jeune-turc : conduire les deportes d’Alep
a Deir-ez-Zor où les derniers survivants seraient extermines. Le
recit d’ Andonian sur les massacres de Deir-ez-Zor ne diffère pas
des rapports des consuls allemands d’Alep, Rossler et Hoffmann, et
du consul americain, J ackson. Dans son rapport du 11 novembre 1915,
Rossler, après avoir decrit la situation dans les camps echelonnes le
long de l’Euphrate, Hafir, Meskene, Abou-Harrar, Haman, Sabcha, evoque
la situation a Deir-ez-Zor : ” Le principal centre de regroupement
est Deir-ez-Zor. A peine arrive sur les lieux, on voit quelles sont
les principales activites des occupants: ils enterrent les morts,
restent prostres, le regard vague, se traînent peniblement, malades
et a demi morts. Deir-ez-Zor, elle-meme, avec ses grandes avenues,
n’est pas une vilaine ville. Jadis 14 000 habitants, actuellement 25 a
30000. Rien n’a ete prevu pour organiser l’existence de cette enorme
agglomeration […]. Le medecin municipal est parti en tournee pour
quelques jours; selon lui, il meurt 150 a 200 personnes par jour. C’est
d’ailleurs ce qui explique que la ville puisse absorber les deportes
qui continuent a arriver par milliers. Au-dessus et au-dessous de
la ville, un immense camp de toile. Sur la rive gauche du fleuve,
près du pont flottant, d’innombrables mourants campent dans des
cabanes de branchages typiques de la region. Ce sont les oublies,
a qui seul la mort apportera la delivrance. La langue manque de mots
pour donner une idee, ne serait-ce qu’approximative, de cette misère
humaine tellement ce qui se passe ici est indescriptible. […] D’après
d’autres voyageurs qui ont traverse la region a pied, il y a un peu
partout des centaines de cadavres que l’on a voulu eloigner et qui sont
restes sans sepulture. […] Les autorites nettoient soigneusement
chaque jour toutes les rues et tous les recoins, elles construisent
de nouveaux quartiers d’habitation comme a Sabcha, distribuent de
l’argent, du pain et de la farine et pourtant, a quelques exceptions
près, la mort reste un sort plus enviable que la vie. A Deir-ez-Zor
comme a Sabcha, la première agglomeration humaine est a des heures
de route. Le desert46. ”

Ceci se passait lorsque Ali Souad bey etait mutessarif de Deir-ez-Zor.

Rossler confirme qu’il faisait son possible pour ameliorer le sort des
deportes: ” Le 20 avril [1916], j’ai appris par un officier turc qui
revenait de Deir-ez-Zor que le mutessarif de cette ville a recu l’ordre
de ne garder qu’un nombre d’Armeniens egal a 10% de la population
et d’envoyer les autres a Mossoul. Il y a peut-etre 20000 habitants
a Deir-ez-Zor. On peut evaluer a un minimum de 15000 le nombre des
Armeniens qui y ont ete deportes, c’est-a-dire qu’il y en aurait au
moins 15000 qui devraient reprendre la route. Le mutessarif Souad
bey, est quelqu’un de très humain; il a vecu des annees en Egypte
et c’est l’un des rares fonctionnaires turcs qui essaie de temperer
l’execution des ordres cruels du gouvernement. [..:] D’après les
nouvelles du 19 avril, il meurt chaque jour 50 a 100 personnes -de
faim, pour la plupart -dans chacun des camps qui jalonnent la route
entre Alep et Deir-ez-Zor47. ” Mais, le 29 juillet, le consul Rossler
signale l’arrivee a Deir-ez-Zor d’un autre mutessarif: c’est Zeki bey.

” Le gouvernement central avait deja ordonne une première fois de
ne garder a Deir-ez-Zor qu’un nombre d’Armeniens egal a 10 % de la
population de la ville; maintenant, ceux qui restaient vont etre
extermines a leur tour. Il se pourrait bien que cette mesure soit
directement liee a l’arrivee d’un nouveau mutessarij; impitoyable,
nomme a la place de Souad bey qui etait beaucoup plus humain et qui
a ete deplace a Bagdad48. ” Naïm bey rapporte dans ses memoires:
” Le chef des correspondances de Deir-ez-Zor, Fouad bey, qui fut
revoque, racontait de la facon suivante le commencement des massacres
de Deir-ez-Zor ; un telegramme chiffre du ministère de l’Interieur
arrive a Deir-ez-Zor qui disait : “L’envoi des deportes a pris fin,
commencez a agir selon l’instruction precedente et activez autant
que possible.”

Deux jours après l’arrivee de ce telegramme chiffre, les massacres
commencent49. ” Zeki bey etait en effet impatient d’en finir avec les
deportes, ainsi que l’indique le telegramme adresse a la prefecture
d’Alep le 13 août 191650. Le 5 septembre, le consul Hoffmann rapporte
le recit fait par un Allemand employe par une societe americaine. Il
s’agit d’Auguste Bernau, agent du bureau d’Alep de la Vacuum Oil
Company de New York. Bernau fait le meme recit au consul J ackson. Il
a voyage de Meskene a Deir-ez-Zor. Il decrit les camps improvises tout
au long de l’Euphrate où etaient parques en plein air, exposes aux
intemperies, presque sans vetements et a peine nourris, des milliers
d’Armeniens. Partout, près de la route, des tertres, tombes anonymes.

Les survivants, regulièrement, etaient chasses vers Deir-ez- Zor. Il
avait vu a Meskene 60000 Armeniens ravages par la dysenterie; a
Abou-Harrar et a Haman, quelques centaines de morts vivants n’ayant
rien mange depuis sept jours; a Rakka, 5.000 deportes qui avaient pu
s’abriter dans des maisons. Mais a Deir-ez-Zor, il ne restait plus
d’Armeniens : ” Ali Souad bey fut transfere a Bagdad et remplace par
Zeki bey, bien connu par ses actes de cruaute. On m’a raconte des
choses epouvantables sur ce nouveau gouverneur a Deir-ez-Zor.

L’emprisonnement, les tortures, la bastonnade, les pendaisons furent
a un moment le pain quotidien des deportes en cette ville. Les jeunes
filles furent violees et livrees aux arabes nomades des environs;
les enfants jetes dans le fleuve et ni la faiblesse ni l’innocence ne
furent epargnees. Ali Souad bey avait recueilli un millier d’orphelins
dans une grande maison et pourvoyait a leur subsistance aux frais
de la ville: son successeur les en expulsa, et la plupart d’entre
eux moururent dans la rue comme des chiens, de faim, de privations
de toute sorte, de mauvais traitements51. ” Après avoir cite le
rapport de Bernau, le consul Hoffmann conclut: ” En ce qui concerne
le sort des Armeniens que l’on deporte au-dela de Deir-ez- Zor et
qui, officiellement, doivent se rendre a Mossoul, j’ai demande au
consulat de cette ville de me communiquer approximativement le nombre
de deportes partis de Deir- ez-Zor et arrives a Mossoul au cours
des derniers mois. D’après les informations qui m’ont ete fournies,
quatre convois ont quitte Deir-ez-Zor le 15 avril par deux chemins
differents et ils ont ete regroupes dans un camp sur le fleuve Khabour:
ils etaient 19000 au total. Le 22 mai, donc cinq semaines plus tard,
ils n’etaient plus que 2500 environ -dont quelques centaines d’hommes
-arrives a Mossoul. Une partie des femmes et des jeunes filles a ete
vendue en cours de route a des Bedouins; tous les autres ont succombe
a la faim et a la soif. Depuis trois mois et demi, donc, pas un seul
convoi n’est arrive a Mossoul. Ce fait pourrait bien, lui aussi,
confirmer l’opinion generalement repandue a Deir-ez-Zor et donner
raison a ceux qui disent qu’avec le nouveau mutessarif tcherkesse
de Deir-ez-Zor [Zeki bey], le sort des Armeniens qui viennent d’etre
envoyes dans la region Euphrate-Khabour sera promptement regle52. ”

Le consul Jackson, qui comme son homologue allemand Rossler vecut
a Alep plus de dix ans, revela dans un rapport adresse a Washington
le 4 mars 19l8 qu’en une semaine 60 000 Armeniens furent massacres
a Deir-ez-Zor, que le total des personnes massacrees en ce lieu
s’elevait a 300 000 et que Salih Zeki en etait responsable. Il
deplorait qu’une importante documentation comportant des details
sur les massacres, qu’il avait craint de faire transporter jusqu’a
Washington par les voies regulières, avait ete brûlee a Alep en avril
1917 après l’entree en guerre des Etats-Unis contre les Puissances
centrales53. Le 14 mai 1917, le consul Rossler adressait au chancelier
allemand Bethmann-Hollweg, les notes prises par un ingenieur allemand
Bunte : ” Du 1er au 6 avril [1917],j’ai remonte le Khabour, en partant
de Buseir sur l’Euphrate, accompagne du capitaine Loschebrand et du
sergent Langenegger, et j’ai trouve sur la rive gauche des quantites de
crânes et de squelettes humains decolores ; certains crânes etaient
troues de balles. Par endroits, nous avons rencontre des bûchers,
egalement avec des ossements et des crânes humains. C’est en face de
Kichla Cheddade que nous en avons vu les amas les plus importants. La
population a parle de l2000 Armeniens qui, rien qu’a cet endroit,
auraient ete massacres, fusilles ou noyes. Arrives la, nous avons
quitte le fleuve et nous n’avons plus trouve aucune trace sur la route
du Sindjar54. ” Andonian est très precis sur les crimes de Zeki bey:
” Les deportes furent renvoyes de Deir-ez-Zor en groupes separes,
sous pretexte de les diriger vers Mossoul. Mais ils ne purent
depasser Cheddade. Sur la route qui s’etend jusqu’a Cheddade, Zeki
bey choisit particulièrement les deserts de Marate et de Souvar; et,
comme il n’etait pas possible de detruire cette foule en la tuant, il
crea une famine artificielle pendant laquelle les deportes mangèrent
d’abord les ânes, les chiens, les chats et ensuite les cadavres des
chevaux et des chameaux, et plus tard, quand ils ne trouvèrent plus
rien a manger, ils rongèrent les cadavres humains, de preference ceux
des petits enfants. Ce n’etait plus que des caravanes de possedes,
dans lesquelles on pouvait rencontrer des scènes epouvantables qui
n’ont point leur pareille dans les annales de l’humanite. […] Les
acolytes et les aides de Zeki bey etaient le depute de Zor, Mouhammed,
le kaïmakam d’Ana, Tourki Mahmoud, le commissaire Moustafa, le chef
de la municipalite de Ras el-Aïn, Hussein bey, avec ses deux fils,
le mudir de Souvar, Cheih Suleïman, le mudir de Chedadde, Suleïman,
le mudirde Hassitche, Eyssa Akhta, Tcherkès Eomar-ul-Hakim, le fonc-
tionnaire des deportations, Abdullah pacha, etc. et nous ne citons
que les plus importants55. ” Plus loin, Andonian, raconte la mise a
mort des orphelins armeniens par Abdullah pacha: ” Abdullah pacha les
transporta en voiture dans le desert de Marate et la il en asphyxia
une partie dans des cavernes en y faisant brûler de l’herbe humide;
il en fit sauter une autre partie a la dynamite et les restants
qui ne pouvaient se mouvoir, etant très faibles et malades, il les
brûla vivants en les couvrant d’herbe et en y mettant le feu56. ”
Aujourd’hui encore, dans le desert, près de Deir- ez-Zor, les enfants
des villages vont dans ” la grotte aux Armeniens ” fouiller parmi les
squelettes a la recherche d’alliances ou de dents en or. Quand Salih
Zeki fut rappele a Constantinople en novembre 1916, il emporta avec
lui ” plusieurs boîtes en fer blanc remplies de dizaines de milliers
de pièces d’or representant le pillage de ses victimes armeniennes57 “.

Ces recits se passent de commentaires. Le Circassien Zeki bey, ancien
mutessarif de Cesaree, où il s’etait distingue dans les massacres d’
Armeniens a Everek et Develi58 fut bien l’un des plus immondes bouchers
de l’histoire. Le 18 novembre 1918, au cours d’un debat a la chambre
des deputes du Parlement ottoman, le depute armenien d’Alep, dans un
discours calme et mesure, absolvait la nation turque du ” grand crime
“. Il cita Salih Zeki en rappelant ” la page la plus dechirante de
l’histoire ottomane, marquee par des atrocites contre les Armeniens
offensant le ciel et la terre “. Il decrivit Salih Zeki comme s’etant
vante devant deux de ses ” collègues ” d’avoir detruit les Armeniens
des nourrissons aux vieillards de soixante-dix a quatre-vingt ans. Un
inspecteur civil qui etait present lorsqu’il prononca ces paroles lui
aurait crache au visage59. L’acte d’accusation de la Cour martiale
parle de Salih Zeki. Ali Souad, dans sa deposition devant la Commission
Mazhar, declare avoir appris d ‘Agulah bey, ancien collaborateur du
journal Tasfir Ejkiar que celui-ci avait demande a Zeki : ” On dit de
toi que tu as extermine 10000 Armeniens “, et que Zeki aurait repondu:
” J’ai de l’honneur. Je ne me contente pas de 10000, monte encore,
voyons60. ” La commission d’enquete Mazhar lanca un mandat d’amener
contre Zeki en decembre 1918. Il avait disparu de Constantinople dès
novembre, aussitôt après l’armistice de Moudros.

La Direction generale de l’installation des tribus et des deportes
etait-elle donc, ainsi que le pretendent Orel et Yuca dans les
documents qu’ils extraient des archives ottomanes comme autant de ”
preuves probantes “, chargee d’accueillir, de vetir et d’installer
les deportes dont les biens avaient ete soigneusement preserves par
le gouvernement ? Ou bien n’etait-elle qu’une structure complementaire
de l’Organisation speciale, un autre rouage de la gigantesque machine
d’aneantissement fabriquee par le Comite central de l’Ittihad ? Après
de tels temoignages qui recoupent fidèlement les trois parties des
documents Andonian -les telegrammes, les memoires de Naïm bey et les
commentaires d’ Aram Andonian – on est bien force de conclure qu’il
y a quelque indecence a persister a nier obstinement la verite et
beaucoup d’impudeur a accuser de falsification l’homme qui rapporte
des faits confirmes de toutes parts.

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1) Cf. supra.

2) Y. TERN0N, Les Armeniens, histoire d’un genocide, op. cit., p. 239
et p. 242. ARAMAïS, Les massacres et la lutte de Mouch Sassoun,
Genève, 1916.

3) DAD.[1]. note 96, p. 354.

4) R. DE NOGALES, op. cit., ed anglaise.

5) Le Livre bleu anglais, op. cit., ed anglaise. doc. n° 23, pp. 88-91
; ed francaise doc. n°13,pp. 211-215.

6) J. NASLIAN, Memoires de Mgr Jean Naslian, Beyrouth, Vienne, 1955,
vol.1, p. 138 et p. 135 p. 146.

7) Ibid.,note 62, p. 146.

8) DAD.[1], note 96, p. 354.

9) lbid., p 337.

10) lbid., p 337, 338 et note 95, p, 354., 11) The Armenian Review
(Boston), vol XXXVII, N° 1-145, spring 1984, p. 129.

12) Archives…, op. cit., p. 200.

13) FO 371/6500, folio 119 (386), rapport du 26 juillet 1920 (cite
par DAD.[1], p.336 et note 88, p. 354).

14) FO 371/5091, E14130, folio 32, Malta, rapport du 19 octobre 1920
(cite par DAD.[1], p. 335 et note 83, p.353).

15) S. OREL, S YUCA, op. cit., pp.30-33.K. GuRuN, op cit, pp 380-384
V.B. SHIMSHIR, British Documents on Ottoman Armenians, Ankara,
Societe turque d’Histoire, 1983.

16) FO 371/6503, E6911, folio 34, rapport du 1er juin 1921 (cite par
DAD.[1], p. 336 et note 87, p. 354).

17) VIERBuCHER, op. cit., p 118.

18) A RAWLINSON, Adventures in the Near East, 1918-1922, Londres,
1923 p. 355.

19) VIERBuCHER, op. cit., p 117.

20) DAD.[1], note 95, p. 354.

21) Justicier., op. cit., p 228.

22) Bastendorff etait ingenieur a la première section de la troisième
division du chemin de fer de Bagdad entre Arada et Darbeesa (DAD[1],
p. 322 et note 56, p. 351).

23) DAD[1], p. 322, cite le Kolnische Zeitung (Cologne) du ler
janvier 1917.

24) La Renaissance (Constantinople), 13 decembre 1918 (cite une
declaration faite dans Vakit).

25) FO 371/6504 El0319 (cite par DAD[1]. note 59, p. 351).

26) DAD[1], note 55, p. 351.

27) S OREL, S YUCA, op. cit., p.21. Le l6 mars 1920, les troupes
britanniques, inquiètes de la formation d’un parlement pro-kemaliste.

avaient occupe Constantinople Le general Wilson, commandant allie,
avait aussitôt ordonne l’arrestation et la deportation a Malte de
plusieurs ]eunes-Turcs et des partisans des nationalistes.

28) A. ANDONIAN, op cit., p 31.

29) KRI.[1], pp. 234-235.

30) Acte d’accusation du procès des Unionistes, Justicier.., op. cit.,
p 264 ; A. ANDONIAN, op. cit., note pp. 31-32.

31) DAD.[1], p. 335 et note 79, p. 353.

32) A. ANDONIAN, op. cit., p 32.

33) DAD.[1], p.334 et note 68, p. 352.

34) DAD[1], p. 334 et note 69, p. 352.

35) Rapport du consul Hoffmann dans Turkei 183, vol.41, A2889 (contenu
dans un rapport de Rossler du 3 janvier 1916), archives allemandes
de Bonn, chap.6 du tome 2.

36) Archives…, op. cit., p 161.

37) A. ANDONIAN, op. cil, pp.74, 77-78 Cf. supra, doc. N° 49.

38) Cf. supra, doc. n° 22, 47 et 48.

39) Andonian parle de Tchetchènes Il s’agit en fait de Tcherkesses
ou Circassiens, une population qui avait a la fin du XIX e siècle
massivement emigre de Russie dans l’Empire ottoman.

40) A. ANDONIAN, op. cit., p 47 41) Archives…, op. cit., p
200. Telegramme adresse d’Alep le 6 avril 1916.

42) Ibid., p.204 (Alep, le 27 avril 1916).

43) lbid, p.216 (Therapia, le 10 juillet 1916).

44) DAD.[1], p. 335 et note 80, p. 353 Cette declaration est confirmee
par l’acte d’accusation du procès des Unionistes.

45) FO. 371/2781/201201 et FO 608/247, folio 77, du 8 avril 1919
(cite par DAD.[1], note 72, p.352).

46) Archives.. op. cit., pp 182-183.

47) Ibid., pp 203-204 (Alep, le 27 avril 1916).

48) Ibid., p. 219.

49) A. ANDONIAN, op. cit., pp. 80-81.

50) Cf. supra, doc. n° 42.

51) Le rapport Bernau figure dans la traduction francaise du Livre
bleu anglais (op. cit) comme doc. n° 73, pp.517-523 (citation, p.522).

52) Archives…, op. cit., pp.227-228 (Alep, le 5 septembre 1916).

53) The Armenian Review (Boston), vol.XXXVII, n° 1-145, spring 1984,
pp. 137- 145.

54) Archives…, op. cit., pp. 254-255.

55) A. ANDONIAN, op. cit., p 81 et p. 83.

56) Ibid., p. 140.

57) Joghovourt (Constantinople) du 21 decembre 1918 (cite par DAD[1],
p. 333) 58) DAD.[1], p. 332.

59) Journal d’Orient (Constantinople) du 19 novembre 1918 (cite par
DAD[1], p.333 et note 66, p. 352).

60) Justicier.., op. cit., p 266.

Source/References

Ternon, Yves. Enquete sur la negation d’un genocide, Marseille,
Parenthèses, 1989 Description : 229 p. couv. ill. 24 cm ISBN
: 2-86364-052-6 72, cours Julien 13006 Marseille (France)
[email protected]

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