Arménie, les lettres et les maux

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30 avril 2011 samedi
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Arménie, les lettres et les maux

par Eileen Hofer De retour d’Arménie; Courvoisier

Le pays hôte du Salon du livre tente d’oublier un passé douloureux en
cultivant son patrimoine

Tassé derrière le volant de sa vieille Lada, réminiscence des années
soviétiques, le corpulent gaillard à la moustache blanche bredouille
des mots d’excuses en russe. Cet ancien membre des services secrets,
reconverti en chauffeur de taxi depuis l’indépendance de l’Arménie en
1991, ne connaît pas l’adresse qu’on lui indique. Une balade
hasardeuse mais poétique commence dans les avenues figées dans le
temps d’Erevan, où les enseignes des échoppes clignotent tantôt en
cyrillique, tantôt dans cet alphabet arménien si riche d’histoire. Au
marché, après avoir sympathisé avec un vendeur debasterma(viande de
boeuf aillée et séchée à l’air), on dégustera dans sa cave une vodka
aux abricots. . .

Maintes fois vaincu, chassé, le citoyen arménien, quelle que soit sa
condition sociale, se targue de son héritage religieux et culturel.
Avec un accent toujours porté sur l’alphabet, considéré encore de nos
jours comme sacré. «Chaque lettre, expliquera plus tard un guide, est
considérée comme un soldat qui s’est battu pour préserver l’me de la
culture arménienne au fil des siècles. » Alain Navarra De Borga,
mandaté par la Fondation Topalian pour coordonner le stand arménien au
Salon du livre de Genève, rebondit: «Réunissez trois Arméniens
n’importe où, ils construiront une église et une imprimerie!»

Musée à ciel ouvert

Cette tradition de l’écrit a permis aux témoignages de traverser les
siècles. Car l’Arménie fut, est encore un lieu de passage, de
batailles, de pillages, d’incendies et de séismes. Carrefour
stratégique entre l’Europe et l’Asie, elle fut l’un des premiers Etats
à se convertir, dès 301 après J. -C. , au christianisme. Musée à ciel
ouvert, le pays regorge d’églises et de monastères, qui furent parfois
transformés en universités, comme à Gladznor ou à Tatev, un monastère
flanqué sur une montagne que l’on rejoint par un téléphérique
(suisse!). Ces lieux saints hébergeaient des copistes qui ont consacré
leur vie à reproduire et traduire des textes bibliques, mais aussi
philosophiques ou scientifiques. Ce patrimoine unique, composé de
manuscrits et d’enluminures, se découvre au Musée Matadaran d’Erevan
et permet de mettre en lumière des oeuvres étrangères dont seules les
traductions en arménien ont survécu.

12 e capitale du pays

De conquêtes en invasions, nombreuses ont été les capitales érigées
puis détruites tandis que les frontières arméniennes se redessinent
sans cesse. Des poètes et écrivains contemporains pleurent encore le
souvenir de la Grande Arménie. Ne s’étendait-elle pas jadis de la
Méditerranée à la mer Caspienne? Aujourd’hui, les cimes enneigées du
mont Ararat qui sert d’arrière-plan à l’actuelle et 12 e! – capitale
du pays symbolisent ces terres perdues: la frontière turque sépare le
volcan sacré, qui aurait abrité l’arche de Noé, de l’Arménie moderne.
La contrée, enclavée entre des montagnes, ne s’étend plus aujourd’hui
que sur 29 800 km2(41 280 pour la Suisse).

Vu la petite taille du pays et la quasi inexistence d’infrastructures
hôtelières, certains sites historiques se visitent en une journée
depuis Erevan. L’occasion de traverser sur la route des paysages à la
beauté aride, à couper le souffle. Un des attraits d’un voyage en
Arménie.

«Depuis son indépendance en 1991, le pays a souffert d’une guerre,
d’un tremblement de terre, de la fermeture de deux de ses frontières
et d’un manque d’électricité qui a duré presque quatre ans. Et malgré
cela, la culture se porte bien!» Hasmik Poghosyan, ministre de la
Culture, se veut confiante. Environ 2000 oeuvres sont publiées chaque
année et les cafés, clubs et revues servent de plateformes entre
auteurs étrangers et locaux. Aujourd’hui, la numérisation de livres
anciens et modernes ainsi que leur transmission via internet
s’étendent dans les campagnes, mais aussi auprès des 2 millions
d’Arméniens dispersés dans le monde (contre 3 millions dans le pays).
C’est pour récompenser ce programme de développement littéraire que
l’UNESCO a déclaré Erevan capitale mondiale du livre en 2012. Une
bonne «excuse» pour découvrir ce pays.

From: A. Papazian