Turquie. Un Tabou Se Brise Sur Les Massacres D’Armeniens

TURQUIE. UN TABOU SE BRISE SUR LES MASSACRES D’ARMENIENS
Stephane

armenews
30 avril 2010

Pour la première fois, des Turcs ont commémoré les massacres
d’Arméniens de 1915. Pour le journaliste arménien Pakrat Estukyan,
compagnon de lutte de Hrant Dink, assassiné en janvier 2007, ce qui
s’est passé est un génocide. Istanbul, envoyé spécial.

Â" Quand j’étais enfant, on n’a jamais utilisé le mot de génocide
dans ma famille. On parlait de catastrophe, de massacres, d’exil. Avec
le temps, les choses ont changé. Pour moi, ce qui s’est passé en
1915 est un génocide Â", dit d’une voix tranquille Pakrat Estukyan,
responsable de Agos, l’hebdomadaire bilingue (turc et arménien)
objet des foudres de l’extrême droite nationaliste turque. Â"
Dans l’atmosphère actuelle en Turquie, on n’utilise pas ce mot. Le
sujet est encore tabou. Â" L’utiliser vaut de tomber sous le coup
de l’article 301 du Code pénal turc. L’assassinat du rédacteur en
chef d’Agos, Hrant Dink, le 19 janvier 2007, a deux pas du siège du
journal, rue Halaskargazi, dans le quartier Osman Bey a Istanbul,
est encore présent dans les mémoires. Â" Ca a été un rude coup
surtout pour ses amis et les 60â~@~I000 Arméniens d’Istanbul. Une
grande partie d’entre eux était désespérée.

Nous avons pu surmonter l’épreuve. Le journal a doublé sa
pagination (20 pages en turc et 4 en arménien) et son tirage. Notre
détermination pour faire avancer la démocratie et la vérité en
est sortie renforcée Â", ajoute-t-il. Des portraits du journaliste
ornent les murs du siège et le bureau de la rédaction en chef. Â"
Comme vous voyez, rien n’a changé. Son bureau est resté dans l’état
où il l’a laissé. On se réunit toujours ici pour décider du menu
du journal Â", poursuit Pakrat.

Confiant, le journaliste estime que Â" les choses évoluent, pas
encore au niveau souhaité, mais il y a des signes Â". En effet, fait
inédit, samedi, pour la première fois, des Turcs et des Arméniens
ont commémoré les massacres de 1915. Dans la matinée, une petite
foule d’Arméniens d’Istanbul s’est rassemblée au cimetière de
Baliki autour de la tombe de Hrant Dink et pour commémorer aussi les
premiers massacres commis en 1895 sous le règne du sultan Abdel Hamid.

Ã~@ midi, les choses ont failli tourner au vinaigre quand une centaine
de personnes brandissant des portraits d’Arméniens disparus se sont
rassemblées devant la gare d’Haydarpasa, sur la rive asiatique du
Bosphore, a l’appel de la section d’Istanbul de la Ligue des droits
de l’homme, sous la conduite du président de la Ligue, Eren Keskin,
qui a demandé que la Turquie assume son passé. C’est de cette gare
qu’est parti le premier convoi de 220 membres de l’intelligentsia
arménienne, ce qui avait donné le signal du début des massacres
a grande échelle.

Sur les lieux, des nationalistes brandissant le drapeau turc ont
tenté de perturber la commémoration. Â" Vous mentez, vous êtes
des traîtres Â", criait l’un d’eux. La police, présente en force,
est alors intervenue pour ramener le calme.

En fin d’après-midi, place Taksim, au cÅ"ur d’Istanbul, la tension
était palpable. La police était présente en force depuis le
début de l’après-midi. La foule qui déambulait sur cette place
piétonnière semblait indifférente. Mais ils étaient plusieurs
centaines a avoir répondu a l’appel lancé par des intellectuels
turcs, parmi lesquels Ahmet Insel et Cingiz Aktar, pour exiger
des autorités d’assumer ce qui s’est passé en 1915. Certains
assis, d’autres debout, Å"illets rouges et bougies a la main. Des
contre-manifestants nationalistes étaient tenus a distance par les
forces de l’ordre. Pour ne pas donner de prétexte aux autorités pour
sévir, les organisateurs ont évité le terme de Â" génocide Â",
lui préférant celui de Â" catastrophe Â".

La question fait débat. Pour Fatih Apolat, membre du syndicat des
journalistes de Turquie et membre du parti Emep (Parti du travail
de Turquie), Â" il faut laisser les sociétés civiles des deux
pays régler la question. Les politiques ne doivent pas s’en mêler
Â". Même position pour Maya Arakon, enseignante de sciences politiques
a l’université Yedetepe d’Istanbul, signataire de l’appel au pardon
et en proie aux menaces des nationalistes du fait de ses interventions
a la télévision turque. Â" On a commencé a construire une relation
avec la société civile d’Arménie. Mais tout est tombé a l’eau
quand le premier ministre Erdogan avait brandi la menace d’expulsion
des 100â~@~I000 immigrés arméniens en Turquie Â", regrette-t-elle.

Et les Arméniens de Turquieâ~@~I ? Â" En ce qui me concerne,
je me considère comme un citoyen turc d’origine arménienne Â",
explique Pakrat Estukyan. Â" Quant au reste, si on se réfère a la
Constitution, tous les Turcs de quelque origine qu’ils soient sont
égaux devant la loi. Mais il y a le non-écrit. En fait, il existe un
blocage contre ceux qui ne sont pas musulmans. Un Arménien ne peut pas
être procureur, juge, officier ou diplomate. Il peut être enseignant
supérieur, chercheur, mais pas recteur d’université. En revanche,
il peut être élu. Â" Quant aux relations Turquie-Arménie, il
estime que pour avancer il faut une Â" volonté politique Â" des deux
côtés. Â" Des accusations lourdes ont été portées par les milieux
nationalistes des deux pays contre leurs propres gouvernements. En
Turquie, on a accusé le gouvernement Erdogan de vouloir "vendre la
patrie". Je regrette cependant qu’il ait reculé en conditionnant la
normalisation des relations turco-arméniennes au règlement de la
question du Haut-Karabakh, revendiqué par l’Azerbaïdjan turcophone
(1). Â"

Hassane Zerrouky

(1) Le Haut-Karabakh est un territoire azerbaïdjanais occupé par
l’Arménie depuis 1993.