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"MA GRAND-MèRE TURQUE ETAIT ARMENIENNE"
by Ariane Chemin (Istanbul, envoyee speciale)

Le Monde, France
27 fevrier 2007 mardi

Petites filles enlevees après le genocide de 1915, epouses converties,
les " Armeniennes cachees " etaient souvent seules a connaître la
verite de leurs origines. La Turquie decouvre ce passe interdit

Si quelqu’un, chez les Pacalioglu, n’avait eu cette drôle d’idee,
il y a trois ans, de dresser un arbre genealogique de la famille,
Rahsan Cebe, agent immobilier, ne pourrait dire aujourd’hui a tous
ses riches clients internationaux : " Je suis pour trois quarts
turque et pour un quart armenienne. " Elle n’aurait pas retrouve
son cousin francais de Californie, Alain Tascan, dont elle ignorait
jusqu’a l’existence. L’histoire de sa grand-mère serait restee la où
elle est depuis un siècle, enfermee dans le secret de la famille.

Dans le salon bourgeois du très chic quartier Bebek, sur le detroit
du Bosphore, Rahsan Cebe, belle femme rieuse de 40 ans, est aussi
prolixe que sa mère reste discrète, ecoutant silencieusement ce recit
qu’elle ne veut pas entendre, fixant le pied du fauteuil d’en face,
comme pour masquer son malaise. " N’est-ce pas, maman, que ca t’enerve
que ton boucher t’appelle "Madame" comme pour les chretiennes, et
non "hanim", comme pour les musulmanes ?, la taquine gentiment sa
fille. Tu me demandes toujours pourquoi ce traitement, comme si tu
n’avais pas devine. Je sais bien que ca te contrarie… "

Nous sommes en 2003. La famille veut immortaliser sur papier – et sur
Internet – les ramifications de sa vaste parentèle, afin que chaque
invite de la grande fete qui se prepare, retrouve sa juste place. La
grand-mère de Rahsan, morte fin 2006, va alors sur ses 90 ans : elle
est l’heroïne de la reunion. Sur le projet d’arbre genealogique,
sa petite-fille Rahsan decouvre, sous la photo de sa grand-mère,
un nom inconnu, " Nevin Tascan ". Stupefaite, elle entre dans une
colère folle. " Mais ca n’a jamais ete le nom de ma grand-mère, ca ! "

De fait, pour tout le monde, la vieille dame s’appelait Nevin
Pacalioglu, puisqu’elle avait epouse – " par amour " et entre les
deux guerres – un certain monsieur Pacaliogliu. Oublies son nom
et prenom de petite Armenienne ! Comme d’autres a cette epoque, le
patronyme armenien, Asdgik Tascan, s’etait dissous dans l’ideologie
ultranationaliste du regime de Mustafa Kemal, le futur Ataturk. "
La nommer aujourd’hui Nevin Tascan, avec son prenom turc et son
patronyme armenien, c’est insinuer qu’elle a divorce de grand-père.

Ce qui est faux ", fulmine sa petite-fille Rahsan. " Zut ! Si elle
avait ete francaise ou americaine, on aurait ete fiers d’elle. La,
on la cachait ! A l’epoque, grand-mère etait encore vivante. Si elle
avait vu ca, ca l’aurait tuee. "

L’histoire de cette femme n’est pas unique. La grand-mère " turque
" de Rahsan etait en fait une " Armenienne cachee ". Depuis quelques
annees, les revelations de ce type ne font plus exception. En Turquie,
aujourd’hui, chacun sait que depuis un siècle, pour epouser un Turc,
les chretiennes devaient, soit se convertir a l’islam, soit donner
le change et vivre comme les musulmans. On ignorait en revanche
l’incroyable histoire de ces petites Armeniennes soustraites a leurs
parents pendant le genocide de 1915, enlevees par les bourreaux dans
les provinces reculees de l’Empire, parfois sauvees par des civils
turcs compatissants.

Ces filles venaient agrandir les familles, combler des epouses
steriles. Parfois meme, ces jeunes gavour (" infidèles ") devaient
remplacer les epouses un peu defraîchies des pachas et des beys, la
classe superieure de l’epoque. " Les plus appreciees etaient celles
qui frequentaient les ecoles de missionnaires francais ou anglais ",
precise l’historien Raymond Kevorkian, auteur du Genocide des Armeniens
(Odile Jacob, 2006).

Souvent, seule la famille la plus proche etait au courant. Adultes, les
orphelines devaient pratiquer leur religion chretienne en catimini. "
Tout le monde savait que la grand-mère de Rahsan etait armenienne,
confie Selcuk Erez, ecrivain stambouliote et oncle de la jeune
femme. Mais on n’en parlait pas, pour ne pas l’offenser. " Les 50
000 Armeniens qui vivent aujourd’hui en Turquie – ils etaient deux
millions en 1914 et 300 000 après le genocide – le savent : dans ce
pays peuple a 98 % de musulmans, le terme " armenien ", qui designait
jadis les citoyens de seconde zone, autrement dit les dhimmis, reste
peu flatteur.

Parfois, les " Armeniennes cachees " etaient purement et simplement
converties par leur famille d’adoption. En grandissant, celles qui
avaient garde le souvenir de leurs origines restaient seules avec
leur secret, l’emportant dans la tombe ou le livrant comme un legs
a leur descendance, avec leur dernier soupir.

Ce fut le cas de la grand-mère de Fethiye Cetin, avocate de 56
ans et porte-parole du droit des minorites au barreau d’Istanbul,
amie et conseil du journaliste turc d’origine armenienne, Hrant
Dink, assassine le 19 janvier. Avec sept reeditions et près de 20
000 exemplaires vendus en deux ans dans un pays où on lit peu, Le
Livre de ma grand-mère, recit de cet accouchement très particulier,
represente, en soi, un evenement politique. A Kars, ville-garnison
qui jouxte la frontière avec l’Armenie, " l’unique exemplaire achete
par la bibliothèque est passe dans les mains de 70 personnes. Pour
une petite ville comme ca, c’est enorme ", se rejouit l’auteure,
première etonnee de son succès (l’ouvrage a ete traduit en francais
par les Editions de l’Aube).

La verite, Fethiye Cetin l’a apprise a 25 ans. Un jour, sa grand-mère
Seher, une vraie paysanne turque avait toujours cru l’avocate, evoque,
après mille detours, d’eventuels parents qu’elle pourrait avoir aux
Etats-Unis. Fethiye rit sans comprendre. La vieille dame se confesse
doucement. Son vrai nom, dit-elle, est Heranousch Gadarian.

En 1916, a l’âge de 10 ans, elle a assiste au massacre de sa famille, a
Cermik, dans le sud de la Turquie. " Ma grand-mère, poursuit l’avocate,
m’a alors raconte comment les femmes de son village etaient parquees
dans la cour de l’eglise. Les gendarmes turcs coupaient la gorge des
hommes et ils les jetaient dans le Tigre. Puis ils encadrèrent femmes
et enfants pour une longue marche vers la mort. "

Attisee par ces horreurs, la memoire de la vieille dame reste très
precise. " Un homme a cheval, le caporal des gendarmes de Cermik,
etait interesse par moi, raconte-t-elle. Les femmes les plus âgees
tentaient de persuader les jeunes mamans : "Nos enfants meurent un
a un. Personne ne sortira vivant de cette folle marche. Donnez les
vôtres, vous sauverez leur vie." Ma mère ne voulait pas. Le caporal
a alors tente de m’arracher a elle. En vain. Mon petit frère,
que ma mère tenait par l’autre main, se met a pleurer. Ma mère se
laisse distraire, le gendarme en profite, me hisse sur son cheval
et m’emmène. " Heranousch Gadarian deviendra la fille de la maison,
sous l’oeil contrarie de l’epouse du gendarme.

Fethiye Cetin decide de raconter cette histoire dans un livre. Il y a
trois ans, elle envoie les epreuves de son ouvrage a Hrant Dink, son
ami et client. " Publions-le chez nous ! ", s’enthousiasme le patron
d’Agos, seul hebdomadaire armeno-turc. Fethiye Cetin prefère un autre
editeur, Metis, un peu intello, mais 100 % turc. " Je ne voulais pas
que mon livre soit marque "armenien", ou militant, explique-t-elle.

Je ne voulais pas entrer dans la querelle du genocide, je voulais
raconter les souffrances de ces gens. Apparement, j’ai eu raison.

Cela a reveille des souvenirs devenus très vagues. Avec le livre,
c’est redevenu concret. Redevenu de chair et d’os. "

Reconnaissance et reminiscence prennent toujours corps sur des
details. Les petits-enfants se souviennent de ces " je-ne-sais-quoi "
qui trahissaient l’" armenite " de leur grand-mère. Ils se rappellent
ces petits riens parsemes comme des miettes de madeleine sur les tables
ou oublies dans les phrases de leurs chères aïeules anatoliennes.

" Quand j’etais enfant, je vivais a Maden, comme Fethiye ", se souvient
Hasan, qui vend des ouvrages scolaires. " La ville comptait encore
35 000 habitants et beaucoup de familles armeniennes. Pour celle de
Fethiye, bien que ma grand-mère ait ete l’amie de la sienne, je ne
savais pas. Quand je suis arrive a Istanbul, j’ai vu qu’on vendait
partout du "corek" " – en armenien "tcherek", une brioche doree au
jaune d’oeuf et saupoudree de cumin noir. " A Maden, c’etait special,
cette brioche. Très peu de personnes en mangeaient, et seulement a
Pâques, ajoute-t-il devant un verre de cafe. Je me souviens qu’il y
en avait chez la grand-mère de Fethiye. Maintenant que je sais tout,
je dechiffre. "

Il y avait aussi ces vides etranges autour des vieilles femmes, " cette
absence de frères, de soeurs, de parents, de relations ", note Rahsan
Cebe. " Je me souviens que j’appelais ma grand-mère "mine", version
turque de "yaya", la grand-mère armenienne. " Mais la vraie difference
est culturelle. " Ma mère a 70 ans, elle a fonde l’entreprise où elle
travaille toujours. C’est ma grand-mère qui voulait ca. Souvent,
ma mère me dit : "Si ton grand-père n’avait pas disparu si tôt,
jamais je n’aurais pu aller etudier dans une universite americaine,
jamais je n’aurais pu devenir agent immobilier international. Ca
n’aurait pas ete possible." " La mère l’interrompt a ce point de
l’histoire. " A l’ecole, a Istanbul, tout le monde savait que tu etais
armenienne. Les ragots, tu comprends. Il y avait des profs armeniens,
tu etais bavarde, dissipee, mais ils te chouchoutaient. Ils etaient
gentils avec toi ", glisse-t-elle pour la première fois de sa vie.

Fethiye Cetin a aussi des souvenirs d’ecole. " Quand je rapportais
de bonnes notes, ma grand-mère etait fière : "Toi, tu viens de chez
nous. Tu tiens de mon côte de la famille", se rappelle-t-elle. Je
croyais qu’elle me flattait, parce que j’etais moins jolie que ma
soeur. Je n’avais pas le recul pour comprendre ce qu’elle voulait me
dire. " Elle ne comprenait pas non plus pourquoi, quand elle etait en
colère contre son mari, la vieille dame marmonnait : " Bre, musurman
! " – (" Espèce de musulman ! "). Ni pourquoi, en passant devant le
cimetière de Maden, elle repetait : " Ce n’est pas des morts qu’il
faut avoir peur, mais des vivants. "

D’autres, comme Sarkis Cerkezyan, 90 ans, beau vieillard a cheveux
blancs qui est l’un des derniers survivants du genocide, se rappellent
que certains designaient les jeunes rescapes des massacres comme des
kilic artig, autrement dit, " les restes de l’epee ". Ne au debut de
1916 en plein desert de Syrie, sur la route de Der Zor – destination
finale des convois de deportes -, le vieil homme continue : " Dans
la bouche d’un Turc, ce sobriquet sonnait comme une insulte. "

Pour beaucoup, le livre de Fethiye Cetin a constitue une revelation.

Des centaines de lettres et de mails sont arrivees chez l’auteure.

Des dizaines de personnes se sont rendues, bouleversees, a son
cabinet. Des femmes, surtout. " Le genocide armenien est une histoire
de femmes ", souligne Raymond Kevorkian. " Les hommes sont morts,
elles portent tout. " Le livre a agi comme un sesame et leve un
tabou. On ecrit a l’avocate qu’on va tout lui raconter.

Elle repond : " "Ecrivez vous-meme". Moi aussi, au depart, j’avais
cherche une "plume". C’etait une erreur. J’ai pleure chaque jour en
ecrivant ce livre. Depuis, je dors mieux. " Encore rares, toujours
discrets, les " coming out " armeniens doivent evidemment beaucoup au
contexte politique. " L’interessant est que, ces dernières annees,
la jeune generation s’est mise a lire des livres, a suivre des
conferences ", se felicite Raffi Hermonn, premier vice-president
non musulman de l’Association turque des droits de l’homme (IDH). "
Dans les annees 1950, pour les Sylvie Vartan, Alain Prost et autres
Balladur, il etait presque honteux d’etre armenien. On changeait son
nom, on ne disait rien. Tout cela est en train de changer. La fin des
ideologies internationalistes n’est peut-etre pas non plus etrangère
a cette redecouverte des identites, y compris chez des militants
d’extreme gauche… ", sourit-il.

Fethiye Cetin rencherit : " Je pense que, si j’avais apporte mon
manuscrit a une maison d’edition il y a quelques annees elle ne
l’aurait pas accepte. Depuis 1999, le processus d’integration a
l’Union europeenne facilite les choses. "

Pour preuve, le billet publie il y a un an par Bekir Coskun,
editorialiste au quotidien a gros tirage Hurriyet, et intitule " Ma
question armenienne ". Dans les limites du politiquement correct impose
par un Etat qui punit toute reference au genocide armenien comme une "
insulte a l’identite turque ", le journaliste turc racontait lui aussi
" l’armenite " cachee de sa grand-mère. " Je n’ai aucune information
personnelle sur l’histoire du million d’Armeniens en question. Je
connais juste une histoire armenienne, ecrit Bekir Coskun. Après la
mort de ma mère, mon père, qui etait fonctionnaire, nous a emmenes,
ma soeur et moi, vivre chez notre grand-mère (…).

Je sais qu’elle a pris grand soin de nous. Elle n’etait pas comme les
tantes et autres femmes de la maison, poursuit-il. Elle avait un long
cou, un corps mince et des yeux saisissants. Son nom etait Ummuhan.

(…) Chacun l’a aimee. Ses points de vue et conseils etaient
recherches. J’ai toujours attache une attention particulière au fait
que mon père, qui etait autoritaire et strict, lui faisait confiance
et la respectait. " Et puis, " le temps a passe, nous avons decouvert
qu’elle n’etait pas notre vraie grand-mère. Elle etait venue dans cette
maison remplacer la vraie qui etait morte. (…) Mon grand-père l’avait
epousee, après l’avoir extraite de la masse des familles armeniennes
qui avaient ete forcees de s’exiler en Syrie. (…) Alors, nous
avons commence a comprendre la tristesse qui se refletait dans ses
yeux quand elle nous etreignait. "

Bekir Coskun a une conclusion très personnelle : " Peu importe ce qui
a ete fait aux Armeniens, ou pourquoi les gens s’affrontent sur ce
sujet a present. Mais je voudrais savoir, ajoute-t-il, quelle force a
separe ma grand-mère, jeune fille, de son nid, de sa maison, de son
foyer. Je voudrais savoir qui est responsable de la douleur qu’elle
a essaye de nous cacher et de la longue vie d’exil qu’elle a dû mener.

Je ne sais rien sur l’histoire de ce million d’Armeniens. Sauf
celle-ci. La femme triste que j’ai tant aimee. Mon Armenienne a moi. "

Cela n’a jamais ete facile, en Turquie, " de se lever et de dire :
ma grand-mère est armenienne ", relève Rahsan Cebe. " Hrant Dink a
beaucoup fait pour que cette parole se libère ", estime l’historien
Raymond Kevorkian. Le regain nationaliste turc que son assassinat a
reflete risque pourtant de brider d’autres confessions malaisees. "
Nous ne savons pas beaucoup de choses, parce que ces femmes ne parlent
pas beaucoup. Elles ont peur ", explique Maÿda Saris, a la direction
d’Agos. " Il faut aussi qu’elles se souviennent, c’est-a-dire qu’elles
aient eu au moins 3 ans en 1915 ", note M. Kevorkian. " Beaucoup s’en
vont sans jamais parler… "

Avant de s’eteindre, en 2000, a l’âge de 95 ans, Heranousch,
la grand-mère de Fethiye, a chante pour la première fois de sa
vie : quand on a retrouve la trace de son frère aux Etats-Unis et
qu’on lui a annonce que sa nièce americaine s’appelle, elle aussi,
Heranousch… Convertie, elle a ete enterree dans un carre musulman.

Rahsan Cebe, elle, a pu organiser, en 2004, a Istanbul, la grande
fete de famille dont revait sa grand-mère. " C’est mon vrai mariage
", a souffle l’aïeule. Et puis, en voyant pour la première fois les
enfants de son frère, elle a eu ce soupir : " Voila pourquoi Dieu
voulait que je vive jusqu’a ce jour ! " Deux ans plus tard, la vieille
dame s’est eteinte. Elle a eu droit a une double ceremonie funèbre :
une a l’eglise, l’autre a la mosquee. C’etait sa volonte.

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