Intellectuels Turcs, Le Retour De La Peur

INTELLECTUELS TURCS, LE RETOUR DE LA PEUR
Par Semo Marc

Liberation , France
6 fevrier 2007

Après l’assassinat de Hrant Drink, les menaces ultranationalistes
se multiplient.

Ankara envoye special

Les menaces sont arrivees par mail, accompagnees d’insultes sur sa
mère et ses aïeux. Des avertissements explicites aussi bien contre
lui que contre d’autres intellectuels "traîtres" comme le romancier et
Prix Nobel Orhan Pamuk que "rien ni personne ne pourra proteger quand
nous voudrons le tuer". Professeur de sciences politiques a Ankara
et coauteur en 2004 d’un rapport officiel denoncant "le climat de
paranoïa" entourant les droits des minorites en Turquie, Baskin Oran
est habitue a recevoir ce genre de messages d’intimidation. Mais depuis
l’assassinat le 19 janvier par un jeune chômeur ultranationaliste
de Hrant Dink, journaliste symbole des Armeniens de Turquie, il est
reellement inquiet. Les autorites lui ont finalement attribue un
garde du corps, comme a quelques dizaines d’autres intellectuels ou
activistes des droits de l’homme consideres comme autant de cibles
potentielles. Certains, comme le romancier Orhan Pamuk, ont neanmoins
prefere quitter le pays au moins pour quelque temps.

"Irrationnel".

"Il y a un climat general de lynchage encore plus preoccupant qu’un
complot organise : il s’agit d’un phenomène irrationnel, incontrôlable,
avec des dizaines de milliers de jeunes paumes ultranationalistes
prets a tout contre ceux qu’ils considèrent etre une cinquième colonne
de l’etranger et des gaiours [infidèles, ndlr]", explique Baskin
Oran, indigne que les deux plaintes deposees les annees precedentes
après des menaces de mort n’aient jamais abouti. "Pour la première
fois depuis des annees, je ne me sens plus en securite, et j’avais
ce sentiment avant meme l’assassinat de Hrant Dink", rencherit
Yavuz ÷nen, president de la Fondation pour les droits de l’homme,
pourtant habitue a devoir faire face aux procès a repetition : "Nous
nous trouvons la face a quelque chose de beaucoup plus dangereux,
car plus impalpable et diffus." Le bonnet blanc que portait Ogun
Samast, le jeune tueur de Hrant Dink, est devenu un objet culte dans
la mouvance des groupes les plus radicaux heritiers des Loups gris,
les bandes d’extreme droite qui s’illustrèrent tout au long des annees
80. Une situation d’autant plus inquietante qu’il y a entre 5 et 7
millions d’armes a feu illegales en circulation dans le pays.

Brandissant des pancartes "Nous sommes tous armeniens", plus de 100
000 personnes – turcs, kurdes ou armeniens – defilèrent a Istanbul
pour les obsèques de Hrant Dink, qui se transformèrent en une immense
manifestation pour une Turquie plurielle. "C’etait bouleversant,
mais il s’agit d’un feu de paille. C’est le groupe qui fait bloc
quand un de ses membres tombe, mais cette partie du pays ouverte
et liberale qui s’est mobilisee reste malheureusement minoritaire,
d’autant qu’il n’y a aucune force politique organisee a meme de
relayer son appel", analyse Cengiz Aktar, universitaire specialiste des
questions europeennes, soulignant que "tous les partis ont proteste
contre cet assassinat. Aussi bien l’AKP, du Premier ministre Erdogan
issu du mouvement islamiste, et plus encore l’opposition de gauche,
qui se reclame de Mustapha Kemal, veulent capitaliser a leur profit
le nationalisme montant".

Paranoïa.

Celui-ci se nourrit des frustrations face a l’Union europeenne,
accusee de ne pas traiter la Turquie comme les autres pays candidats
et soupconnee de vouloir demanteler le pays par ses pressions en
faveur des droits des minorites. La mobilisation, notamment en France,
pour exiger des autorites turques une reconnaissance de la realite
du genocide armenien de 1915-1917 a encore accru la paranoïa dans
une partie de l’opinion turque. A cela s’ajoute un antiamericanisme,
qui a explose depuis la guerre en Irak, accusant Washington de jouer
ouvertement la carte kurde au risque d’encourager le separatisme
des Kurdes turcs (13 millions de personnes sur 70 millions de
citoyens). Ce nationalisme represente un mouvement de fond qui
explique aussi l’arret depuis 2004 des reformes exigees par l’Union
europeenne. Ainsi, malgre les pressions de Bruxelles et les appels
des ONG, le gouvernement refuse toujours d’abroger l’article 301 du
nouveau code penal sanctionnant "les insultes a la nation turque", qui,
sur plaintes d’associations nationalistes, ont valu des poursuites a
plus d’une soixantaine d’intellectuels et une condamnation de Hrant
Dink a six mois de prison avec sursis.

"L’inquietude est d’autant plus forte que les ultranationalistes
disposent aussi d’evidentes complicites au sein de certains secteurs de
l’Etat", assure Baskin Oran, qui se refuse a croire que cet assassinat
a ete "un acte isole", comme l’affirment les autorites.

"Gangs infiltres".

Peu après l’arrestation du jeune tueur, des affiches avec son
portrait sont apparues posant sur fond de drapeau turc avec le slogan
de Mustapha Kemal : "La terre de la patrie est sacree, elle ne peut
etre abandonnee a son destin." La photo avait ete mise en scène par
les policiers apparemment admiratifs du geste d’Ogun Samast lors de
son arrestation, comme le prouve une video pirate (lire ci-dessous).

L’enquete a aussi permis de decouvrir que l’un des chefs du petit
groupe ultranationaliste de Trabzon, où evoluait le tueur, avait par
quatre fois informe la police du projet d’un assassinat de Dink. Mais
aucune mesure ne fut prise.

Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a fini par admettre lors
d’une conference de presse la realite, deja depuis l’epoque ottomane,
de "l’existence d’un Etat profond que l’on pourrait decrire comme des
gangs infiltres au sein de l’organisation etatique". Il reconnaissait,
amer : "Notre nation a deja paye très cher dans le passe le fait de
n’avoir pu eradiquer de tels reseaux." Mais il est reste muet sur
la montee de cet ultranationalisme qui alimente la haine contre les
intellectuels liberaux et les minorites.

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