Sauver La Relation Franco-Turque Du Psychodrame

SAUVER LA RELATION FRANCO-TURQUE DU PSYCHODRAME
Par Bertrand Viala, directeur de Serenus conseil Turquie

La Tribune , France
18 octobre 2006

Peut-on encore sauver la relation franco-turque du psychodrame
permanent? Le vote de la proposition de loi criminalisant la negation
du "genocide" armenien ne va pas y contribuer, bien au contraire. Il
ne s’agit pas ici de polemiquer sur la nature exacte des evènements
qui ont accompagne de facon confuse et sanglante la fin de l’Empire
ottoman. Cependant, il faut etre clair sur un point: tout aussi
importante qu’elle soit, la question armenienne ne peut pas et ne
doit pas etre le denominateur commun entre la France et la Turquie.

"Pourquoi les Francais n’aiment pas la Turquie?" Voila la question
a laquelle sont confrontes les Francais vivant sur place. On ne
sait que repondre car la France n’a pas de raison objective de ne
pas aimer la Turquie: les echanges economiques entre les deux pays
sont florissants, les grandes entreprises francaises comme Renault,
Carrefour ou Axa sont bien installees dans le paysage turc, la culture
francaise reste encore diffusee.

Paradoxalement, la France semble cristalliser toutes les exasperations,
certainement parce que le sentiment general est que la France ne
tient pas compte de ce que pense la Turquie et refuse de la considerer
comme un partenaire a part entière. La Turquie voit en la France une
amie qui ne lui rend pas la pareille. Les griefs sont très varies:
ils melent le soupcon que la France se mefie de la Turquie en raison
de sa confession majoritairement musulmane, que la France voit la
Turquie comme un pays arriere et un pays de barbares, que la France
apporterait un soutien certain aux mouvements separatistes kurdes,
encourageant de ce fait la guerilla urbaine dans le sud-est du pays.

Image peu enviable. Le problème principal, qui synthetise au point
de caricaturer, l’image assez peu enviable de la Turquie en France,
reste cependant la reference systematique au genocide armenien,
dont les episodes les plus recents sont marques par l’inauguration
de monuments en memoire des victimes, et le vote d’une loi sur le
negationnisme. Reglons tout de suite son compte a cette loi qui met
le feu aux poudres. Il est difficile de voir en quoi elle permet de
progresser sur l’examen de la question armenienne. L’un des premiers
objectifs a atteindre serait d’encourager la Turquie a ouvrir ses
archives. Comment et pourquoi le ferait-elle, alors qu’un texte comme
celui-ci implique qu’elle soit condamnee unilateralement avant meme
qu’un examen des faits ait ete effectue dans le detail?

Depossedee de son histoire avant meme d’avoir pu se prononcer, quelle
motivation reste-t-il a la Turquie pour traiter cette question?

Comment peuvent donc travailler les historiens si d’une part l’histoire
a ete ecrite sans eux, et s’ils ne peuvent acceder aux archives. Vu de
Turquie, le Parlement francais agit comme si la Turquie et l’Armenie,
les deux acteurs principaux concernes par la question armenienne,
etaient totalement incapables de prendre en charge eux-memes leur
histoire conflictuelle. La France en tentant de jouer le rôle de
justicier ne fait donc ni justice a ceux qu’elle pretend defendre,
ni a elle-meme. Tout d’abord, a condamner l’histoire des autres, on
s’expose a la condamnation de sa propre histoire par les autres. Il est
tout aussi probable, comme les medias turcs l’ont montre abondamment
dans les semaines precedant la date fatidique du 18 mai que la Turquie
demande a la France de reconnaître un genocide en Algerie.

Une boîte de Pandore. En tant que Francais vivant en Turquie, comment
defendre la position francaise qui consiste a accuser la Turquie de
negationnisme sur sa propre histoire, quand notre pays a longtemps
jete un voile sur la guerre d’Algerie a laquelle on se referait en
parlant "d’evenements". La France a donc ouvert une boîte de Pandore
dans laquelle va etre minutieusement fouille et expose tout ce qui
peut affaiblir sa position d’accusateur et de manière plus general
son prestige, sa renommee et sa credibilite.

De fait, une telle initiative ne fait que ruiner les efforts de tous
ceux qui tentent d’etablir la bonne entente necessaire aux interets de
chacun des deux pays. La concentration d’evenements lies a la question
armenienne depuis le debut de 2006 incite legitimement a se poser la
question de savoir s’il n’y a pas eu sabotage de la relation. Ou bien
est-ce seulement dû a l’absence d’analyse sur la facon dont de telles
actions auraient pu etre interpretees en Turquie? Dans les deux cas,
la demarche est une faute politique fort dommageable: la Turquie a
besoin de la France en Europe, et la France ne peut se passer d’un
allie de taille aussi important, au potentiel aussi riche. Il est
triste que tout soit remis en cause par une initiative de quelques
deputes, etablie unilateralement sans concertation avec les acteurs
du dialogue a savoir les diplomates, les hommes d’affaires et les
grandes societes travaillant en Turquie, qui ont eux ont les cles
pour comprendre et faire passer des messages. Il aurait ete utile
qu’avant de poursuivre la condamnation, les protagonistes osent jeter
un oeil objectif sur la Turquie contemporaine, en plein changement,
et connaissant une croissance exceptionnelle, et loin des cliches
orientalistes dans lesquels il est commode de l’enfermer.

N’en deplaise a nos amis Armeniens, comme a tous les frileux qui
insultent l’avenir a defaut de pouvoir le maîtriser, la France ne peut
pas s’offrir le luxe de compromettre ses relations avec la Turquie.

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