La Turquie Face A La Question Du Genocide Armenien

LA TURQUIE FACE A LA QUESTION DU GENOCIDE ARMENIEN
par Sophie Shihab

Le Monde
14 octobre 2006 samedi

Jeudi a ete une journee de sentiments aussi forts qu’ambigus pour la
grande majorite des Turcs qui ont accompagne avec espoir la longue
marche de leur pays vers ce qu’il est convenu d’appeler les " valeurs
europeennes ". Seuls les ultranationalistes ont eu, jeudi 12 octobre,
le loisir de s’indigner a la fois du vote du Parlement francais, qui a
propose de faire un crime du deni du genocide armenien de 1915, et de
l’attribution, le meme jour, du prix Nobel de litterature a l’ecrivain
turc Orhan Pamuk, qu’ils considèrent comme un " traître " parce qu’il
fait partie des Turcs qui reconnaissent publiquement ce genocide.

Pour les autres, qu’ils soient au pouvoir ou non, ecrivains ou
simples lecteurs, la reaction la plus generale a ete celle exprimee
par Murat Yetkin, chroniqueur au quotidien liberal Radikal : " Nous
sommes tristes pour la France et heureux pour Orhan Pamuk ". La "
tristesse pour la France " est celle de tout ce que la Turquie compte
d’intellectuels eclaires et de " minoritaires " – parmi lesquels ses
80 000 Armeniens – qui disaient que la proposition de loi socialiste
serait contre-productive. Après le vote, le Patriarcat armenien a
Istanbul a declare que " les Francais, qui ont, dans le passe, place
divers obstacles sur la voie de la Turquie vers l’Union europeenne,
ont a present porte un coup serieux au dialogue deja limite entre
la Turquie et l’Armenie (….) qui va faire le jeu des nationalistes
extremistes et racistes dans les societes turque et armenienne ".

La reaction officielle d’Ankara au vote francais a ete de denoncer le
" coup dur " porte aux relations franco-turques et de deplorer que la
France " perde sa position privilegiee au sein du peuple turc ". Mais
le chef du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan, tout en denoncant cette
" honte pour la liberte d’expression " et cette " erreur historique
", a aussi cherche a brider les reactions extremistes, notamment
celles de l’opposition " laïque republicaine " – plus nationaliste
en realite que les " islamistes " pro-europeens au pouvoir.

" En tant que gouvernement, a annonce le ministre de l’economie, Ali
Babacan, nous ne prendrons pas la tete " d’un mouvement de boycottage
des produits francais. Tout en concedant que " certains secteurs
de la societe " pourraient agir ainsi. La commission parlementaire
qui travaillait sur une loi pour penaliser, en retorsion, le deni du
genocide algerien – " idee aussi ridicule que le projet francais ",
ont ecrit des commentateurs turcs – a fait marche arrière, au nom
de la necessite de " laisser l’histoire aux historiens ". Mais le
gouvernement ne peut faire l’economie de toute sanction. Il a laisse
entendre qu’il restreindra les contacts politiques et exclura la
France des grands contrats a venir.

La proposition votee en France pourrait ne jamais devenir une loi. Si
tel n’etait pas le cas, des citoyens turcs, y compris armeniens, qui
ont brave en Turquie le tabou sur le genocide armenien, se rendront en
France pour y braver le " deni du genocide " a seule fin, disent-ils,
de defendre la liberte d’expression.

Le problème est virtuel, un peu comme en Turquie, où l’article 301
qui punit les " atteintes a l’identite turque " (telles que les mots
" genocide armenien ") n’a jamais envoye quiconque en prison, malgre
tous les procès intentes. Mais les degâts n’en sont pas moins forts.

La Turquie doit ainsi gerer desormais le soupcon que Orhan Pamuk n’ait
obtenu son prix qu’en raison des poursuites qu’elle lui a infligees
en vertu de cet article.

Officiellement, ce soupcon est ecarte. " C’est un grand bonheur pour
nous tous qu’un ecrivain turc ait remporte un prix aussi prestigieux
(…) c’est un grand succès pour la promotion de la Turquie ",
a ainsi declare son ministre des affaires etrangères, Abdullah Gul.

Interroge sur la sincerite de ses louanges a l’ecrivain, le
sous-secretaire d’Etat a la culture, Moustafa Isen, a egalement cru
bon de preciser qu’il ne se sent " concerne que par Pamuk le romancier
" et non le politique.

Mais si les milieux intellectuels liberaux se felicitaient pareillement
de voir enfin un ecrivain turc nobelise, ils exprimaient aussi la
crainte de voir la presse populaire fustiger le " choix de l’Occident –
qui voudrait – a nouveau imposer a la Turquie d’etre ce qu’elle n’est
pas ".

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