Avec la Turquie, l’Europe renonce, par Robert Badinter

Le Monde, France
jeudi 13 octobre 2005

Avec la Turquie, l’Europe renonce, par Robert Badinter
LE MONDE | 13.10.05 | 14h03 – Mis à jour le 13.10.05 | 14h03

Que le ministre britannique des affaires étrangères, Jack Straw,
triomphe est légitime. L’ouverture des négociations d’adhésion avec
la Turquie marque la victoire de la diplomatie anglaise, appuyée par
le renfort téléphonique de Mme Condoleezza Rice. Ont disparu : les
conditions ultimes que paraissait vouloir imposer, encore au mois
d’août, le gouvernement français, c’est-à-dire la reconnaissance
préalable de la République de Chypre et du génocide arménien par la
Turquie. La moindre des choses à exiger d’un candidat à l’Union,
c’est qu’il admette l’existence de tous les Etats membres de
celle-ci. Et reconnaître la vérité historique, aussi cruelle
soit-elle, est une exigence de la conscience européenne.

Encore aurait-il fallu ajouter deux autres conditions : le respect,
dans les faits, de l’égalité des femmes et des hommes, principe
fondamental de l’Union européenne, et la disparition effective de
tout traitement inhumain dans les locaux de police et les
établissements psychiatriques en Turquie. La torture sous toutes ses
formes est incompatible, non seulement avec l’adhésion, mais avec la
candidature à l’Union européenne.

Car il ne faut pas se leurrer. Depuis trente ans, aucun Etat candidat
à l’adhésion n’a été refusé par l’Union européenne. Parler de
“négociations d’adhésion” est trompeur : il s’agit plutôt d’une
longue mise en conformité de la législation du pays candidat avec les
règles et exigences communautaires. Une fois la décision de principe
prise, en l’occurrence le 3 octobre, le processus, laborieux, se
déroule et, tôt ou tard, le candidat finit par satisfaire aux
conditions fixées.

Pourquoi la Turquie manquerait-elle à cette obligation, elle qui a un
tel intérêt économique, social, culturel à intégrer l’Union
européenne, et espère que les fonds européens l’aideront
substantiellement à transformer ses régions les moins favorisées et à
moderniser ses infrastructures ? Le processus d’intégration prendra
dix ou douze années. Au terme de ce délai, si court au regard de
l’Histoire, sauf bouleversement politique en Turquie – – que nul ne
doit souhaiter – -, celle-ci deviendra membre de l’Union. Ainsi, le
désir constant du président Chirac de faire entrer la Turquie dans
l’Union européenne sera satisfait.

Pourquoi cet acharnement, cette obstination ?

Ce n’est pas pour des raisons militaires : la Turquie, au sein de
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), est notre
alliée et celle des Etats-Unis. Elle n’envisage pas d’en sortir.

Ce n’est pas pour des raisons économiques : la Turquie est liée à
l’Union européenne, depuis 1963, par un accord de libre échange ! Et
le marché turc est ouvert aux entreprises européennes, notamment
françaises, dont les investissements vont croissants.

Ce n’est pas pour combattre le chômage. Le salaire moyen des
travailleurs turcs est inférieur à celui pratiqué dans l’Europe des
Quinze, et leurs avantages sociaux très limités. Le risque
d’accroître les délocalisations au sein du marché unique en sera
plutôt accru.

Ce n’est pas pour favoriser l’agriculture française. La population
agricole en Turquie représente environ le tiers de la population. La
moyenne, dans l’Union européenne, est de 5 %. La politique agricole
commune (PAC) devra donc nécessairement être transformée pour
permettre aux agriculteurs turcs de subsister ou de se reconvertir
dans d’autres activités.

Ce n’est pas non plus pour améliorer ou équilibrer le budget
européen. Le coût de l’intégration de la Turquie sera au moins égal à
celui des dix nouveaux adhérents à l’Union européenne.

Ce n’est pas, enfin, pour renforcer la sûreté de l’Union européenne
et de ses peuples. Rien ne justifie que l’Union européenne s’installe
en Asie mineure, sur un territoire plus vaste que celui de la France,
et établisse des frontières communes avec l’Arménie, la Géorgie,
l’Iran, l’Irak et la Syrie. Il n’y a pas de région du monde plus
chargée de tensions et de menaces que celle-là. L’Union européenne a
vocation à contribuer à sauvegarder la paix et à protéger les
populations menacées, plutôt que de se trouver directement impliquée
dans des conflits régionaux où la Turquie serait partie.

Alors, pour quels motifs irrésistibles l’Union européenne
devrait-elle intégrer en son sein la Turquie, comme membre à part
entière, plutôt que d’entretenir avec elle des liens étroits et
privilégiés dans les domaines politique, économique, culturel et
scientifique ?

Deux raisons sont avancées : la première est que l’adhésion de la
Turquie la contraindra à respecter scrupuleusement les règles de la
démocratie et les droits de l’homme. Mais ceux-ci doivent être
respectés parce qu’ils ont une valeur morale universelle et qu’ils
assurent aux peuples une condition meilleure, qu’il s’agisse de leur
sûreté, de leur dignité, ou de leur liberté.

La Turquie est membre du Conseil de l’Europe depuis un demi-siècle.
Le Conseil, appuyé sur la Cour européenne de Strasbourg, est le foyer
des libertés et des droits de l’homme en Europe, plus que l’Union
européenne, dont la vocation est d’abord politique et économique.
Certes, l’Union européenne offre à ses membres des avantages
considérables. Mais, faut-il, pour que la Turquie respecte les droits
et les libertés, particulièrement des femmes, qu’elle bénéficie des
fonds structurels de l’Union européenne ? Il suffit à la Turquie
d’honorer scrupuleusement les engagements qu’elle a contractés en
adhérant au Conseil de l’Europe. Et cette condition-là, essentielle à
nos yeux, n’a pas à être la contrepartie de quelque avantage que ce
soit, lié à l’entrée dans l’Union européenne.

Aussi, un autre motif est invoqué pour justifier ce choix : l’entrée
de la Turquie dans l’Union européenne nous protégerait contre le
risque qu’elle ne bascule dans le camp des islamistes. Le propos est
singulièrement injurieux pour le peuple turc. Musulmane et laïque,
liée à l’Union européenne et aux Etats-Unis par des rapports étroits
d’alliance et d’intérêts économiques, pourquoi la Turquie
sombrerait-elle, dans les années à venir, dans l’islamisme radical ?

Les Turcs sont un grand peuple qui a marqué l’Histoire. Ses élites
intellectuelles n’ont rien de commun avec l’obscurantisme des
prédicateurs fanatiques. Et, s’il y avait le moindre risque que la
Turquie puisse rallier la bannière de l’islam intolérant, alors le
président Chirac aurait dû refuser toute perspective d’entrée de la
Turquie dans l’Union européenne. Car, qu’adviendrait-il de celle-ci
si un des Etats membres, le plus peuplé de tous et jouissant de tous
les droits que lui accordent les traités européens, devenait un jour
la proie des islamistes radicaux ? Quelle erreur, si une telle
perspective avait quelque fondement, que d’admettre dans l’Union un
Etat qui serait porteur de telles menaces !

En vérité, l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne apparaît à
ses plus chauds partisans comme un geste symbolique de confiance à
l’égard de tous les peuples musulmans. Il leur paraît avantageux,
pour la France, qu’elle bénéficie de la sympathie que cet acte
susciterait autour de la Méditerranée. Mais, si la Turquie, grande
puissance musulmane d’Asie mineure est admise dans l’Union
européenne, pourquoi les autres Etats musulmans, ceux-là arabes du
pourtour de la méditerranée et du Proche- Orient, ne
l’ambitionneraient-ils pas ? Le projet d’une Union
euroméditerranéenne apparaît ainsi en filigrane dans le choix
d’ouvrir l’Union européenne à la Turquie. Ce serait là une erreur
stratégique.

Il ne s’agit pas de constituer l’Union européenne en un “club
chrétien”. L’Union est une organisation laïque et compte vingt
millions de musulmans en son sein. La Bosnie et l’Albanie, Etats à
majorité musulmane, sont vouées, le jour venu, à devenir membres de
l’Union. Mais ce qui s’inscrit dans la perspective de l’entrée de la
Turquie, c’est une Europe indéfinie, aux limites incertaines, vouée à
n’être qu’un espace marchand toujours plus étendu.

Ce n’est pas l’Europe puissance, apte à jouer un grand rôle sur la
scène du monde, rêvée par les pères fondateurs et les grands hommes
d’Etat européens d’hier. Dans le choix du président Chirac se mêlent
la mélancolie du renoncement et la fin d’une grande espérance.

Robert Badinter, ancien ministre de la justice, ancien président du
Conseil constitutionnel, est sénateur (PS) des Hauts-de-Seine.