Armenians of Turkey (part 1/7) – On the road to Anatolia (in French)

La Croix, France
22 août 2005

Un été dans La Croix.
Les Arméniens de Turquie (1/7).

Dossier. Sur les routes d’Anatolie, le retour aux racines. Des
Arméniens de la troisième génération reviennent peu à peu en Turquie
tenter de retrouver des traces de leurs ancêtres déportés ou
massacrés sous l’Empire ottoman en 1915-1916. Douloureux, le voyage
est aussi une sorte de revanche sur le passé. DIYARBAKIR, reportage
de notre envoyé spécial.

par PLOQUIN Jean-Christophe

Les trois Russes sont là, plantés derrière la grille. À dix mètres,
protégée des badauds, la porte des Montagnes, l’une des plus belles
de la muraille de Diyarbakir, impose sa masse sombre. Deux puissantes
tours crénelées encadrent un mur percé d’un porche. Des bas-reliefs
arabes et des inscriptions grecques et latines évoquent un passé plus
que millénaire. Les trois hommes, trois solides gaillards dépassant
chacun le quintal, ne regardent pourtant que distraitement les
vestiges. Ils ne sont pas venus voir des pierres, mais entendre
résonner un nom: bab el Ermeni, “la porte des Arméniens”, comme on
l’appelait au Moyen ge.

Tous trois sont d’origine arménienne et ils effectuent pour la
première fois un retour sur la terre de leurs ancêtres. Une
demi-heure auparavant, sur la terrasse de leur hôtel balayée par une
brise fraîche, des larmes coulaient sur leurs joues et aucun son ne
sortait de leurs gorges nouées. Ils essayaient d’expliquer ce qu’ils
avaient vu la veille, lorsqu’ils étaient retournés dans le village
d’un de leurs grands-parents, près de Mus, plus de 300 kilomètres au
nord-est de Diyarbakir. La maison familiale, ils ne l’ont pas
retrouvée. En cette terre inconnue, ils n’ont rencontré pour se
raccrocher au passé que trois Arméniens de Turquie, eux-mêmes
descendus il y a quinze ans des montagnes voisines du Sassoun pour
échapper à une vie de misère aggravée par les affrontements entre la
guérilla kurde et l’armée. Ces trois-là ne parlaient que le turc.

Venus revisiter le passé ancestral, les trois voyageurs de Moscou
n’ont donc trouvé que du vide. Ils ont dû se satisfaire des paysages
et tenter d’y projeter le récit de leurs parents, eux-mêmes
récipiendaires de la mémoire meurtrie de la génération précédente.
“Le village, mon père m’en avait parlé dès mon enfance, parvient à
expliquer l’un d’eux. Mais lui-même ne l’avait jamais vu.” Il
soupire. “On se sent mieux, maintenant que nous y sommes allés.
Quelque chose a changé dans notre me.”

De manière éparse, en petits groupes ou dans l’anonymat de voyages
individuels, des Arméniens de la diaspora circulent ainsi depuis un
an aux confins orientaux de la Turquie. Profitant du cessez-le-feu de
la guérilla kurde du PKK, décrété en 1999, et de la candidature de la
Turquie à l’Union européenne qui oblige les autorités d’Ankara à
étendre peu à peu l’état de droit dans les provinces kurdes de l’Est,
ils tentent un retour sur des racines sectionnées par les massacres
de 1915, mais qui continuent pourtant de les irriguer de leur sève.
Certains profitent de voyages culturels organisés par des agences
spécialisées. Quelques-uns ne partent qu’avec un guide en poche.
D’autres s’organisent au sein d’associations arméniennes. Les
autorités turques laissent faire, essayant d’évaluer les revenus
engendrés par ce tourisme si particulier.

Francis Kézirian est ainsi venu à Van, que les Arméniens considèrent
comme le coeur historique de leur nation et de leur peuple. L’Iran
est à 100 kilomètres. La vieille ville arménienne a été rasée. Au
pied de la citadelle, elle n’est plus signalée que par des monticules
qui cachent autant de vestiges d’édifices publics ou de robustes
maisons de maîtres. Deux mosquées, en revanche, sont restées debout.

“Quand les troupes russes se sont repliées de Van, raconte le
visiteur venu de France, mon arrière-grand-père a fermé la maison et
est parti avec elles. Il n’y est plus jamais retourné.” Miracle de la
technologie, sur l’écran de son téléphone portable apparaît une photo
en noir et blanc de son aïeul posant avec deux de ses frères, à la
façon des notables. Francis Kézirian est arrivé à Diyarbakir
bouleversé. “Sur la route je pouvais voir marcher les convois de
déportés de 1915, lche-t-il. Ce sont des morts sans sépulture et
leur martyre n’est pas reconnu. Tant qu’il n’y aura pas
reconnaissance du génocide, ils marcheront encore.”

Ce quadragénaire déterminé s’est décidé au dernier moment pour ce
premier voyage en Turquie. Il porte en lui la mémoire des massacres
tels qu’ils ont été reconstitués par les témoins de l’époque. Dans
les villages et les villes, on raflait d’abord les hommes. Le
lendemain, ils étaient conduits à quelques heures de marche de là
pour être assassinés. Le surlendemain, les femmes, les enfants et les
vieillards étaient rassemblés en convoi. Une longue déportation
commençait, rythmée par des tueries aux abords des villages kurdes.
Parfois, des fillettes étaient sauvées. Converties à l’islam, elles
étaient destinées à être mariées aux fils de leurs protecteurs. Rares
furent les chefs de clans qui protégèrent les Arméniens.

“Venir ici, c’est une sorte d’exorcisme, un hymne à la vie, affirme
Francis Kézirian. Il s’agit de dire: voilà, on est là, on est vivant,
on est revenu. On veut le dire à ceux qui ont été exterminés, à ceux
qui ont survécu dans des conditions atroces.”

Le retour sur les terres ancestrales a ainsi, pour certains, un goût
de revanche. Pour beaucoup, c’est un pèlerinage entrecoupé de
soupirs. Tous ces noms familiers entretenus en diaspora et qui
apparaissent sur les panneaux indicateurs semblent confirmer comme
par magie un puissant sentiment d’appartenance à cette terre. Ils
valident l’attachement à une histoire bimillénaire que la Turquie
moderne tente d’éradiquer, mais qui survit à Erevan, Istamboul,
Paris, Moscou ou Los Angeles. Les Arméniens de passage se sentent en
même temps chez eux et chez des étrangers qui ne connaissent rien à
leur passé. “Des gens sont là et ils ne connaissent pas l’histoire de
cette terre, la richesse culturelle et spirituelle des monastères et
des églises qu’ils côtoient”, se lamente une femme.

Plus ou moins consciemment, les Arméniens sillonnant la Turquie
viennent aussi reconstituer un puzzle personnel. Le voyage est un
choc entre des rêves et des cauchemars douloureusement subis par ces
descendants d’exilés et de survivants, et une réalité brutale,
marquée par l’absence, le vide, le déni, mais aussi souvent l’accueil
souriant ou gêné des populations nouvelles. “J’avais besoin d’avoir
des images, explique une jeune femme qui s’est rendue en solo
jusqu’au village de sa grand-mère près d’Ankara. Quand je suis
arrivée, j’ai cherché le village, Istanost. Je ne l’ai jamais trouvé.
J’ai suffoqué. J’ai rempli une bouteille de terre et je suis
repartie, triste comme une serpillière. Mais j’ai eu le courage d’y
aller. J’ai assumé mes racines, cette part d’Orient en moi.”

Souvent partie comme en terre ennemie, la troisième génération
revient avec plus de questions que de réponses, mais comme apaisée et
considérant qu’un avenir est peut-être encore possible sur cette
terre anatolienne devenue concrète. “Il faut se tenir prêt à faire
quelque chose ici, peut-être après l’adhésion de la Turquie à l’Union
européenne?”, s’interroge Anne-Marie, une Arménienne du Liban. S’il
reste peu de traces de deux mille ans d’histoire arménienne en
Anatolie, l’avenir est à construire.

JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN

Demain

À Diyarbakir, la foi des catacombes.

Ce reportage sur les Arméniens de Turquie, qui paraîtra sur sept
jours, est presque exclusivement illustré par Antoine Agoudjian. Ce
photographe d’origine arménienne, gé de 44 ans, se consacre depuis
1996 à retracer l’histoire des Arméniens dans l’empire ottoman.

Son parcours débute à Istamboul, où il a ressenti pour la première
fois le besoin d’aller à la recherche de ses racines.

Sa quête le conduira d’Anatolie orientale en Jordanie, en passant,
entre autres, par la Syrie, et l’Irak, à la rencontre de la diaspora
et de l’histoire de sa famille.