Justice commence a etre rendue aux survivants et a ce peuple

L’Humanité, France
23 avril 2005

« Justice commence à être rendue aux survivants et à ce peuple »

Entretien avec Ara Toranian (*), qui est président du Conseil de
coordination des organisations arméniennes de France.

Dans quel contexte se tient la commémoration du génocide arménien ?
Ara Toranian. Celui du souvenir mais aussi d’une reconnaissance
recrudescente du génocide par un certain nombre d’États. La
caractéristique par rapport au génocide arménien a été, pendant des
décennies, le silence, qui a été voulu essentiellement par la Turquie
dite moderne à partir de 1923, qui a été construite sur les cadavres
du peuple arménien. Mais dû aussi aux difficultés des Arméniens
eux-mêmes, décapités, dispersés aux quatre coins de la planète,
déstructurés et donc ayant de grandes difficultés à se faire entendre
et à faire connaître ce qui leur était arrivé. Aujourd’hui,
quatre-vingt-dix ans après les faits, justice commence à être rendue
à ce peuple et à ces survivants. On commence enfin à exhumer la
vérité des faits malgré l’attitude négationniste de la Turquie. Une
attitude qui s’inscrit dans son hypernationalisme traditionnel et ses
difficultés à coexister avec ses minorités.
La Turquie vient de faire un geste politique vis-à-vis de l’Arménie,
alors qu’elle ne reconnaît toujours pas le génocide. Comment
appréciez-vous cet acte ?
Ara Toranian. C’est un acte destiné à leurrer l’opinion publique et
les médias. La Turquie demande la création d’une commission d’enquête
d’historiens avec Erevan. C’est une proposition indécente. Ce n’est
pas aux victimes de dire ce qui s’est passé. La Turquie dispose de
tous les éléments pour savoir de quoi il retourne à propos de 1915.
Cette offre est d’autant plus de nature manipulatoire qu’elle s’est
accompagnée d’un certain nombre de propos d’Erdogan, qui explique que
la Turquie est fière de son passé et qu’elle n’a jamais décidé
d’exterminer les Arméniens. Que la Turquie commence par débaptiser
les rues qui portent les noms des auteurs du crime, qu’elle enlève le
mausolée qui trône au sommet de la colline de la Liberté à Istanbul à
la gloire de Talaat Pacha, grand ordonnateur et organisateur du
génocide arménien. On ne négocie pas avec les négationnistes. Les
archives regorgent de témoignages de diplomates. Les Allemands, qui
étaient alliés de la Turquie à l’époque, ont beaucoup écrit
là-dessus. Le but de la proposition turque est d’en faire une affaire
de savants, de l’isoler, de disqualifier les opinions publiques, de
les mettre hors du débat et de perpétuer ainsi la négation.
La Turquie est aujourd’hui pressée par un certain nombre
d’organisations de défense des droits de l’hom- me, de progressistes,
d’États, de faire le ménage avec son passé en vue de son entrée dans
l’Europe. Elle a donc lancé un leurre pour gagner du temps et laisser
croire qu’elle a créé une ouverture. Ce faisant, elle met les
Arméniens dans la situation difficile de dire : « On ne discute pas
avec les négationnistes. » C’est très malin mais peu probant quant à
la sincérité.
Quelle est la place de la communauté arménienne dans la société
française ?
Ara Toranian. Ce sont des gens qui sont arrivés en guenilles dans les
années vingt, qui constituaient la main-d’oeuvre immigrée. D’ail- – –
leurs, une partie d’entre eux s’est enrôlée dans la Résistance, au
sein des FTP-MOI, avec le groupe Manouchian. Maintenant, c’est une
communauté intégrée dans toutes les couches de la société française.
Nous sommes des Français d’origine arménienne. Nous portons en nous
cette mémoire. Nous avons un devoir par rapport à nos morts. En plus,
nous sommes indignés par l’attitude de déni de la Turquie.
Politiquement, sur le plan de son identité, elle est mobilisée par
son histoire. Cette histoire n’est pas totalement terminée au niveau
régional. L’Arménie est un petit État, coincé entre la Turquie,
l’Azerbaïdjan, avec au sud l’Iran et au nord la Géorgie. C’est donc
un pays totalement enclavé, qui subit un blocus de la Turquie et pour
lequel le droit à l’existence continue à représenter un combat.
Évidemment nous y sommes sensibles. Les Arméniens ont le droit de
vivre dans cette région. Cette région doit apprendre le droit à la
différence, à la tolérance. Ce ne sont pas 2 millions d’Arméniens qui
vivent dans la pauvreté la plus absolue qui peuvent représenter une
menace.
Le combat pour la reconnaissance du génocide participe de la
moralisation des relations entre les États de la région, de la
pacification et de la démocratisation de cette région. Ce combat
n’est pas dirigé contre le peuple turc. Il y a des démocrates turcs
qui commencent à relever la tête. Nous avons invité certains d’entre
eux à Paris. L’un est éditeur, Ragip Zarakolu, poursuivi en Turquie
parce qu’il a édité un livre sur le génocide arménien. L’autre est
Ali Ertem, émigré en Allemagne, qui a créé une association pour la
reconnaissance du génocide arménien par les Turcs. Il a obtenu 12 000
signatures au sein de l’émigration turque. C’est exceptionnel et très
grand.
Entretien réalisé par
Pierre Barbancey
* Il est également le directeur
de la rédaction des Nouvelles d’Arménie Magazine.