A la recherche d’un Chirac perdu

Le Figaro, France
Samedi 26 Mars 2005

BIBLIOTHÈQUE POLITIQUE
A la recherche d’un Chirac perdu

Guillaume Tabard
[26 mars 2005]

«Je me fiche des Turcs !» Ce cri du coeur est signé de la main même
de Jacques Chirac. Pas du président de la République de 2005,
partisan de l’entrée d’Ankara dans l’Union européenne. Mais du maire
de Paris qui s’agaçait, en 1979, dans une note manuscrite à son
directeur de cabinet, que la crainte des dirigeants français de
froisser la Turquie conduise au refus de reconnaître le génocide
arménien. De telles anecdotes fourmillent dans ce D’un Chirac l’autre
que publie Bernard Billaud, qui fut son collaborateur durant dix ans,
dont près de six à diriger son cabinet à la mairie de Paris (1).

Conseiller-maître à la Cour des comptes, ami intime du philosophe
Jean Guitton, Billaud entra en 1976 au cabinet de Jacques Chirac à
Matignon comme conseiller pour les affaires religieuses. Fin 1978, le
voilà propulsé directeur de cabinet du nouveau maire de Paris, de
préférence à Alain Juppé, qui en nourrit à son encontre une aigreur
tenace. L’histoire s’acheva en 1984 par une séparation et une
désillusion dont Bernard Billaud porta longtemps la blessure.

Certains proches du chef de l’Etat s’inquiètent de la parution de ce
livre. Aucune méchanceté, aucun règlement de compte pourtant au fil
des pages. Ce document unique sur les années d’ascension du futur
président révèle simplement un Chirac dont les engagements ont changé
du tout au tout. L’actuel chantre de la laïcité, en France et en
Europe, n’a pas hésité, lors de son premier passage à Matignon, à
s’immiscer personnellement dans le conflit entre Mgr Lefebvre et
Rome, écrivant à l’évêque traditionaliste de réfléchir à «la
responsabilité que vous prenez devant Dieu et devant l’Histoire». On
voit le nouveau maire de Paris se battre contre les réticences
vaticanes dans le but d’obtenir une entrevue avec Paul VI et contre
les résistances élyséennes afin d’accueillir Jean-Paul II à l’Hôtel
de Ville. «Ce que ce pape me demandera d’accomplir, je l’exécuterai»,
dit-il. A l’époque, celui-ci n’avait d’ailleurs pas besoin de lui
rappeler l’existence des racines chrétiennes de l’Europe. «Son ciment
a été le christianisme et la civilisation qu’elle incarne demeure
dans ses finalités profondément spirituelle», martèle alors le maire
de Paris.

Billaud raconte par le détail l’épisode, aujourd’hui occulté par ses
proches, où le président du RPR refusa en conscience de voter en 1979
la prolongation de la loi Veil sur l’avortement. Sous la pression de
son très catholique directeur de cabinet, à qui il répète à plusieurs
reprises : «Vous êtes ma conscience» ? Pas seulement. C’est de sa
main que Chirac ajouta une mention ~V «droit sacré de la vie, donc à
naître» ~V au texte que celui-ci lui avait préparé.

De l’Hôtel de Ville, le directeur de cabinet du maire fut aussi un
acteur et un témoin privilégié d’une stratégie politique tout entière
orientée vers cette «idée fixe», comme le dit Pierre Juillet, la
conquête de l’Elysée. On entre dans les coulisses du célèbre appel de
Cochin. On assiste aux préparatifs de la première campagne
présidentielle, en 1981, à laquelle Billaud est l’un des rares à
s’opposer, ce qui annonça sa future disgrâce. On est pris dans le
vertige des influences contradictoires s’exerçant sur Chirac. «Avant
de partir, je lui ai tout dit. Ils lui ont menti sans arrêt et ils
continuent de lui mentir», confie Jérôme Monod en claquant la porte
du RPR, en 1978, excédé par le tandem Juillet-Garaud, à l’égard
duquel Billaud, partageant sa conception de la France, se montre
clément.

De nombreux récits diplomatiques témoignent de l’aplomb hors pair de
Jacques Chirac. En 1978, il se bat ainsi pour faire venir à Paris le
maire de Jérusalem, Teddy Kollek. Fureur des ambassadeurs des pays
arabes, à qui Chirac jure alors : «C’est lui qui a demandé à être
reçu», avant de se vanter, devant des associations juives
américaines, d’avoir «résisté aux pressions» des diplomates arabes…
Durant ces dix années, Bernard Billaud a cru que Jacques Chirac
serait l’artisan du «redressement moral et spirituel de la France».
Il n’y croit plus. Mais sous les regrets affleure toujours une
admiration qui ne veut pas passer.

(1) Bernard Billaud, D’un Chirac l’autre, éditions Bernard de
Fallois. 558 p., 22 euros.

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From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress