“Mein Kampf” parmi les meilleures ventes

Le Figaro
17 mars 2005

«Mein Kampf» parmi les meilleures ventes;
TURQUIE Le renouveau du nationalisme à travers le succès de librairie
du manifeste d’Adolf Hitler

Istanbul : Marie-Michèle Martinet

Placée ce mois-ci au quatrième rang des best-sellers, une réédition
de Mein Kampf, le manifeste antisémite rédigé par Adolf Hitler en
1925, s’est vendue, en Turquie, depuis sa sortie en janvier, à 50 000
exemplaires.

Si les livres sont le miroir de ceux qui les écrivent et, par
ricochet, de ceux qui les lisent, les ouvrages qui, ces derniers
temps, caracolent en tête des meilleures ventes de l’édition turque
font un peu frémir. Mein Kampf, publié pour la première fois en turc
en 1939, puis réédité par une douzaine d’éditeurs, n’avait jamais,
jusqu’à présent, dépassé les 20 000 exemplaires par an. Il se
négociait alors autour de 20 YTL (environ 11 euros). Cette fois, les
éditions Manifesto ont décidé de casser les prix en proposant
l’ouvrage à mois de 6 YTL. Pour l’éditeur Oguz Tektas qui signe cette
opération, il s’agit simplement d’une belle réussite commerciale, qui
n’avait d’autre objectif que de «gagner de l’argent». Sans négliger
l’argument lié à la modicité du prix du livre, on peut cependant
s’interroger sur les motivations des lecteurs turcs qui, dans une
période où leur pays prétend se rapprocher de l’Europe et des valeurs
démocratiques qu’elle défend, se sont précipités sur ce brûlot de
l’antisémitisme nazi : «J’observe qu’il existe actuellement, en
Turquie, un courant antieuropéen et antiaméricain qui peut être
favorable à la vente d’un tel livre, analyse le professeur Ahmet
Içduygu, spécialiste des relations et des migrations internationales
à l’université Koç d’Istanbul. Ce courant s’exprime par un renouveau
du nationalisme, nourri par la pression ressentie par de nombreux
Turcs.

Ils ont le sentiment que l’on veut leur dicter leurs actes. D’où une
certaine crispation…» Récemment, d’autres succès de librairie
semblent s’être construits autour de cette crispation nationaliste
effectivement perceptible. Le roman Orage de métal, qui se projette
en 2007 pour décrire une guerre provoquée par les Etats-Unis
attaquant la Turquie, s’est déjà vendu à plus de 100 000 exemplaires.
L’un de ses auteurs, Burak Turna, un ancien journaliste spécialisé
dans les questions de défense, ne cache pas son opposition à la
politique internationale américaine. Visiblement, ses idées sont
partagées par un grand nombre de lecteurs turcs qui, solidarité
musulmane aidant, ont jugé tout aussi sévèrement la guerre conduite
par les Américains en Irak et la politique menée par Israël dans les
territoires occupés par les Palestiniens. Les choix des lecteurs
turcs seraient donc l’expression de certains non-dits : «Le sentiment
de frustration actuellement ressenti par un grand nombre de personnes
en Turquie peut inconsciemment les amener à acheter tel ou tel livre,
précise le professeur Ahmet Içduygu. A l’inverse, certains auteurs
turcs peuvent faire les frais de leurs prises de position jugées
antinationalistes. Ainsi, le prestigieux romancier Orhan Pamuk, dont
les ouvrages sont traduits en France par Gallimard, a été violemment
mis en cause, le mois dernier, à la suite d’une interview accordée à
un magazine allemand. Dans cet entretien, il avait évoqué le génocide
arménien de 1915 en des termes jugés, par certains, contraires à
l’intégrité nationale turque. Le succès retentissant de la réédition
de Mein Kampf pose évidemment la question d’un éventuel antisémitisme
turc, qui irait pourtant à l’encontre d’une très ancienne tradition
d’accueil. La Turquie n’a jamais été un pays antisémite. Depuis le XV
e siècle et les persécutions de l’Inquisition jusqu’au génocide nazi,
de nombreux juifs échappant aux pogroms ont trouvé refuge sur les
rives du Bosphore. Silvyo Ovadya, qui dirige cette communauté
comptant 22 000 personnes en Turquie s’est déclaré «irrité» par le
regain d’intérêt manifesté par les lecteurs turcs pour Mein Kampf. Il
s’est également étonné que cet ouvrage de 500 pages puisse être
publié à si bas prix… Les juifs de Turquie n’ont pas oublié qu’en
novembre 2003, à Istanbul, deux synagogues ont été la cible
d’attentats terroristes islamistes qui ont fait 25 morts et des
centaines de blessés.