Le marchand de tapis et la stripteaseuse

Libération , France
31 décembre 2004

Le marchand de tapis et la stripteaseuse

par HADDAD Mezri; MEZRI HADDAD philosophe et essayiste tunisien.[#]

L’entrée de la Turquie dans l’Europe: une mauvaise chose pour
l’Europe et pour la Turquie.

Admettre ou refuser l’entrée de la Turquie au sein de la communauté
européenne est une question cruciale qui a fait couler beaucoup
d’encre ces dernières semaines précédant l’ouverture du sommet
européen des 16 et 17 décembre. Chez les défenseurs du oui à
l’intégration de la Turquie, comme chez les partisans du non, cette
question a suscité les réactions les plus vives et confronté les
arguments les plus antagoniques. Aucune perspective d’élargissement
n’a jamais provoqué autant de passions. Mais, très curieusement,
cette question, aux enjeux politiques, économiques et géopolitiques
décisifs, ne semble pas passionner l’élite politique et
intellectuelle musulmane, à l’exception bien évidente des politiciens
et de l’intelligentsia turques. Pour les autres, qu’ils soient
français de confession musulmane, maghrébins ou du Moyen-Orient, ils
ont, comme à l’accoutumée, brillé par leur absence. Comme si le futur
de la Turquie ne les concernait pas ; comme si le sort qui sera
réservé à ce pays n’aura pas une influence déterminante sur l’avenir
des pays de la rive sud de la Méditerranée et sur ceux du
Moyen-Orient en général.

L’élite intellectuelle et politique musulmane ne s’est pas prononcée,
mais l’on peut aisément conjecturer sa position. Elle est sans le
moindre doute résolument favorable à l’adhésion de la Turquie à l’UE.
Non point qu’elle fonde cette position sur une analyse stratégique ou
géopolitique percutante. Elle défendrait l’ambition turque par
atavisme, par réflexe pavlovien, par Açabiyya (solidarité tribale),
comme dirait un fin connaisseur de la psychologie arabo-islamique :
Ibn Khaldûn. Autrement dit, son soutien inconditionnel à la Turquie
procéderait d’un simple syllogisme : la Turquie est un pays musulman,
or nous sommes musulmans, nous devons donc appuyer la Turquie. En
tant que libre penseur musulman, je m’inscris en faux contre cette
logique. En termes plus clairs, je considère que l’entrée de la
Turquie dans la communauté européenne est une mauvaise chose, et pour
la Turquie et pour l’Europe et pour le monde musulman. L’Europe
devrait d’ailleurs limiter son extension géographique – et pas
seulement en direction de la Turquie – car, à force de s’élargir,
elle risque l’écartèlement. La grandeur géographique n’est pas
toujours synonyme de puissance. Elle peut même en constituer un
frein.

La Turquie, nous disent ses thuriféraires, outre son appartenance
“naturelle” à la géographie européenne – ce qui est faux car 95 % du
territoire turc et 92 % de la population se situent en Asie -, a fait
d’énorme progrès et d’immenses concessions pour rejoindre l’Europe en
se conformant strictement aux critères de Copenhague. Il est vrai que
les conditions draconiennes imposées à la Turquie sont
quantitativement et qualitativement supérieures à celles qui ont été
demandées à d’autres pays, qu’ils soient déjà admis, comme la
Pologne, la Lituanie et la Slovaquie, ou en voie d’intégration, comme
la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie, pays qui portent encore les
stigmates du totalitarisme communiste. Manifestement – et c’est là où
les Turcs ont raison -, les exigences de l’Europe sont à géométrie
variable. Dans le traitement qu’elle a réservé à la Turquie, l’Europe
ressemble à un marchand de tapis qui discute prement et jusqu’au
plus fin détail, en posant des conditions qui dissuaderaient plus
d’un postulant. Telle une stripteaseuse prête à tout pour séduire une
clientèle insatiable, à chaque exigence européenne, la Turquie a
répondu par une exhibition. Abolition de la peine de mort,
suppression des cours de sûreté de l’Etat, plusieurs amendements du
code pénal interdisant l’usage de la torture, reconnaissance des
droits culturels des Kurdes, engagement au respect des droits de
l’homme, engagement à promouvoir la liberté d’expression… La fin
justifiant les moyens, elle finira tôt ou tard par reconnaître le
génocide arménien. L’élargissement vaut bien quelques écarts. Mais le
grand paradoxe dans toutes ces avancées démocratiques, c’est qu’elles
ont été réalisées d’une manière pour le moins antidémocratique. Pour
aucune de ces réformes, le peuple turc n’a été consulté. Ces réformes
ne répondent donc pas à une véritable aspiration de la société
civile, mais émanent d’un gouvernement à l’autoritarisme bien
prononcé et bien enraciné dans l’histoire de la République turque. Il
faut rappeler que le modèle sur lequel Mustapha Kemal a fondé cette
République s’inspirait de deux expériences totalitaires : le
communisme soviétique et le fascisme italien.

La Turquie d’en haut a beau se targuer d’avoir accordé à la femme le
droit de divorce (1923), le droit de vote (1934), le droit à
l’avortement (1987), la Turquie d’en bas continuera, jusqu’à ce jour,
à pratiquer les “crimes d’honneur”, les mariages forcés ou précoces –
le berdel – et les violences les plus barbares. Si 30 % des femmes
turques sont illettrées, 40 % estiment que leur mari a le droit de
les battre. Selon le New York Times, la Turquie est le seul pays au
monde où le suicide touche deux fois plus les femmes que les hommes.
Le problème que soulèvent ces données – outre le rôle encore
envahissant que l’islam politique continue à jouer dans un pays que
Mustapha Kemal a décrété laïc (1924) – c’est celui-là même que
Tocqueville avait autrefois mentionné, à savoir que la démocratie
comme forme de gouvernement doit toujours correspondre à la
démocratie comme état de la société.

Mais ce problème n’est pas exclusivement turc. Il concerne également
un certain nombre de pays parmi les dix qui ont ces derniers temps
rejoint l’Europe et qui, plus que la Turquie, souffrent de leucémie
démocratique, de confusion théologico-politique et de carence
socio-économique. Certains souffriraient même de dédoublement de la
personnalité : la Pologne mange dans la main de l’Europe et travaille
la main dans la main avec les Etats-Unis. C’est pour dire combien est
méritoire et exceptionnel l’effort de mise à niveau économique et de
normalisation politique produit par la Turquie ces deux dernières
décennies. Comparée au reste du monde islamique, la Turquie reste un
exemple de réussite en matières d’économie, de démocratie et de
sécularisation. Dès lors, la question qui se pose est la suivante :
puisque la Turquie est un Etat laïque, démocratique et respectueux
des droits de l’homme, puisque son économie est performante,
puisqu’elle est un modèle d’émancipation féminine… pourquoi donc
ira-t-elle investir ce capital bien précieux chez les nantis plutôt
que chez les démunis, chez les affranchis plutôt que chez les
asservis ? Au lieu d’être l’avant-dernier wagon du train européen – à
supposer qu’elle le rejoigne un jour -, pourquoi ne serait-elle pas
la locomotive du train islamique ? Qui a cruellement besoin de
progrès socio-économique, de réformes politiques, de révolution
laïque, d’émancipation de la condition féminine, l’Europe ou le monde
islamique ? Qui vit sous la menace constante ou la tentation
permanente de l’islamisme théocratique, l’Orient ou l’Occident ?

La Turquie ne sera jamais entièrement prête à s’agréger à l’Europe,
car son handicap majeur et insurmontable sera toujours son islamité.
C’est ce qu’on n’ose pas lui dire franchement. Mais elle est déjà
très largement prête pour revenir à son milieu naturel : le monde
islamique, qu’elle a abandonné à son triste destin il y a près de
quatre-vingts ans. Il ne s’agit pas de restaurer un Empire ottoman
qui est mort comme il est né : dans la ruine et la désolation. Il
s’agit de constituer une nouvelle entité géopolitique, une espèce de
Commonwealth turco-arabo-islamique, réunissant notamment le
Turkménistan, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan, le Tadjikistan, le
Kirghizstan, le Kazakhstan, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran,
l’Irak, la Syrie, l’Egypte, l’Arabie Saoudite… C’est sa vocation
historique que de prendre le leadership d’une telle communauté qui
n’est pas si hétérogène qu’elle y paraît. Plutôt que de se dissoudre
dans une Europe qui reste, quoi que l’on dise, profondément marquée
par des siècles de christianisme, ne vaut-il pas mieux qu’elle soit
l’élément catalyseur et fédérateur d’un monde musulman qui cherche à
se frayer un chemin vers la modernité ? Dans cette hypothèse, la
formule d’un “partenariat privilégié” avec la Turquie serait la plus
propice, pas seulement à l’échange économique, mais aussi au dialogue
des civilisations.

On m’objectera que l’émergence d’un bloc islamique donnerait raison à
Samuel Huntington et confirmerait sa thèse d’un “choc des
civilisations” inexorable. Certes, mais si le professeur de Harvard
pèche par son pessimisme excessif, tout n’est pas absurde dans son
analyse futurologique. L’unité civilisationnelle du monde islamique
est à la fois une donnée historique et une nouvelle donne de la
géopolitique mondiale. C’est d’ailleurs Zbigniew Brzezinski qui, dès
le début des années 90, a parlé de la naissance d’un ” Croissant
islamique aux contours indéterminés, qui s’étend à travers l’Afrique
du Nord et le Moyen-Orient – il pourrait englober la Turquie, les
Etats arabes du Golfe, l’Irak – et il traverse l’Iran et le Pakistan
au nord vers les nouveaux Etats musulmans de l’Asie centrale pour
atteindre enfin les frontières de la Chine. Les pays de ce bloc
seront liés par beaucoup de dénominateurs communs ” (revue Al-Majala,
Londres, 21 avril 1993). A moyen ou long terme, ce bloc islamique
verra le jour. Reste à savoir sous l’impulsion de quelle idéologie
mobilisatrice ce bloc émergera : une idéologie laïque et démocratique
ou une idéologie théocratique et totalitaire ? En d’autres termes, si
rien n’est fait pour fédérer le monde musulman autour d’un projet
humaniste, pragmatique et pacifique, il se réunira sous la bannière
de l’islamisme le plus radical. C’est dans cette perspective-là que
l’apocalypse du prophète Samuel deviendra inéluctable.