UE: Bruxelles face aux pretentions d’Ankara

Le Figaro, France
11 décembre 2004

Non à un élargissement excessif !;
UNION EUROPÉENNE Bruxelles face aux prétentions d’Ankara

Par RUDOLF SCHARPING *

Il ne fait aucun doute qu’en l’état actuel des choses, la Turquie
n’est pas en mesure de devenir membre de l’UE. Si ce pays a accompli
des progrès tout à fait étonnants en un laps de temps des plus court,
il demeure toutefois fort éloigné encore de l’objectif : la société
civile est loin d’être stable ; la Turquie n’assume pas son histoire
dans son intégralité, je pense notamment au génocide arménien. Les
droits de la femme ne sont pas garantis. Les ressortissants turcs
continuent de former le groupe le plus important de réfugiés
politiques en Allemagne. Il faudra attendre plusieurs années et
quelques conflits pour voir si le contrôle du civil sur le militaire
ou l’interdiction de la torture constituent les piliers réels et
durablement acceptés d’une démocratie fondée sur un État de droit
véritable. Pour toutes ces raisons, on ne saurait répéter
l’expérience des années précédentes : l’entame de négociations ne
peut déboucher de manière quasi automatique sur une adhésion.
Pourtant, nombre d’enthousiastes plaident pour l’intégration de la
Turquie. À l’exception du cas de l’Allemagne, ils comptent aussi,
dans leurs pays ou leurs partis respectifs, au rang des sceptiques
résolus lorsqu’il est question d’approfondir l’intégration
européenne. C’est là un fait qu’il nous faut considérer avec
attention. Car, à l’avenir, tout élargissement de l’UE constituera un
«test double», portant sur la capacité d’intégration du pays en
question et sur la capacité d’élargissement de l’Union européenne.

En effet, une Europe dont le corps devient toujours plus massif, mais
dont la musculature politique reste faible, ne sert pas plus les
intérêts de ses citoyens qu’elle ne répond à sa responsabilité au
plan mondial. Nous sommes nombreux à le percevoir, instinctivement.
D’où l’émergence du scepticisme et du refus, y compris en Allemagne.
Et tandis que les uns prônent l’apaisement, arguant que cela n’est
pas pour demain et ne se passera pas comme le craignent les citoyens
et qu’ils ont bien les choses en main, d’autres brandissent d’un ton
hésitant l’idée d’un «partenariat privilégié», sans investir ce
concept d’une signification tangible. Ces attitudes ne sont pas de
nature à aller à la rencontre des citoyens ou à leur donner confiance
dans les capacités de leurs dirigeants. En dépit du grand progrès que
constitue le traité constitutionnel, le corpus institutionnel ne
répond ni à l’exigence de transparence démocratique et d’attribution
claire des compétences, ni à celle d’une action menée avec précaution
et efficacité. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le nombre
de députés européens, la taille et la composition de la Commission ou
la pondération des voix au sein du Conseil européen, notamment après
les adhésions à venir. Non, il est de l’intérêt de l’Europe dans son
ensemble que l’UE des Vingt-Cinq s’engage désormais dans une longue
phase de consolidation interne, notamment après l’intégration de la
Bulgarie, de la Roumanie et, probablement, de la Croatie. La
consolidation doit donc être un préalable absolu à tout nouvel
élargissement. Chaque nouveau membre renforce l’obligation de
réformer la politique structurelle et, surtout, la politique
agricole. Cette obligation s’imposerait, ne serait-ce que pour
honorer nos idéaux d’un meilleur développement des parties
désespérément pauvres de notre village global. On peut également
envisager la question des frontières. Toute extension de celles-ci
présuppose volonté et courage, mais, aussi et surtout, d’arrêter des
critères clairs : qui entend intégrer la Turquie tout en barrant la
route de l’UE aux pays des Balkans, à l’Ukraine, ou à d’autres États
? Et qu’est-ce qui différencie, sur le plan sécuritaire, économique,
culturel, historique ou linguistique, l’Anatolie orientale de Tunis,
Rabat ou Casablanca ? Sans parler même d’Israël. Autant de questions
en suspens qui soulignent une lacune lourde de conséquences : il n’y
a pas de politique étrangère commune, même si l’on note, sur des
questions tout à fait importantes, et je ne veux pas sous-estimer ce
fait, des efforts en vue d’une action commune. Toutefois, ces efforts
concernent les «Grands» de l’Union – et non l’Union dans son
ensemble, qui propose, quant à elle, le concept de «wider Europe» ou
une politique de voisinage, laquelle peut permettre de jeter un pont
vers l’Europe, mais ne suffira pas à plus long terme. Faute d’une
politique étrangère et de sécurité commune, faute de conceptions
communes de nos intérêts et de notre responsabilité dans le monde,
tout élargissement fera de l’Europe un marché doté d’une certaine
dose de protection commune des frontières extérieures et de la
sécurité intérieure, ou doté d’un espace juridique commun. C’est déjà
beaucoup. Mais cela ne répond pas à la responsabilité mondiale de
l’Europe. Devenir un partenaire à part entière des Etats-Unis et
demeurer leur ami fiable, pouvoir regarder dans les yeux les
puissances émergentes que sont la Chine, l’Inde, ou encore à nouveau
la Russie, et ancrer de manière irréversible l’idée européenne dans
le coeur et l’esprit des citoyens européens exige des hommes d’État
des accomplissements réellement nouveaux. Dans le cas contraire, tout
nouvel élargissement accroîtra les problèmes de l’Union. C’est
probablement pour cette raison que le président Chirac a plaidé,
devant le Bundestag allemand, pour que chacun puisse avancer à des
vitesses différentes et pour une intégration «différenciée». Quant au
ministre fédéral des Affaires étrangères, il a tenu sa célèbre
allocution à l’université Humboldt à titre privé. C’est pourquoi le
ministre n’entend pas s’en souvenir (ou qu’on la lui rappelle). Les
élargissements devraient-ils «forcer» le noyau dur de l’Europe ? Il
m’apparaît préférable de disposer d’une stratégie claire et de
travailler proprement. Tout autre évolution contribuera à accroître
plus encore la distance entre l’Europe et ses citoyens et à
dépouiller cette oeuvre pacifique extraordinaire de son lustre, de sa
force et de son avenir. * Ancien président de parti et président du
groupe parlementaire du SPD, Rudolf Scharping a occupé, jusqu’en
2002, les fonctions de ministre fédéral de la Défense au sein du
gouvernement Schröder.