Uniques objets; Litterature Etrangere

Libération , France
21 octobre 2004

Uniques objets; Littérature étrangère

par LEVISALLES Natalie

Inventaire d’exil par la Croate Dubravka Ugresic.

Dans le Musée des redditions sans condition, certains passages
peuvent être identifiés comme des fragments de la réalité, d’autres
comme des produits fictionnels. L’histoire qui suit est rapportée
comme “une histoire qui court à propos du général Mladic, le criminel
de guerre”. Alors qu’il pilonnait Sarajevo depuis des mois, Mladic
ayant un jour aperçu dans la mire de son canon la maison d’une de ses
connaissances, aurait téléphoné pour avertir “qu’il lui laissait cinq
minutes pour ramasser ses “albums” avant de faire sauter sa maison.
Par “albums”, le général Mladic entendait les albums-photos. Ce
criminel (…) était parfaitement conscient qu’il travaillait à
l’anéantissement de la mémoire. Dans sa “magnanimité”, il abandonnait
à cette personne le droit de vivre et de se souvenir. Il lui faisait
grce de sa vie nue et de quelques photos de famille”.

Comme Mladic, Dubravka Ugresic connaît l’importance des photos.
Exilée de Croatie depuis 1993, elle écrit : “Les réfugiés se divisent
en deux catégories : ceux qui ont des photos et ceux qui n’en ont
pas”, et aussi : “La vie n’est rien d’autre qu’un album de photos.
Seul ce qu’il contient existe. Ce qui n’est pas dedans n’a jamais
existé.” Ugresic fait partie de “ceux qui ont des photos”. Parmi
celles que la narratrice du Musée… (un “roman” qui ressemble plutôt
à un collage autobiographique de journaux intimes, visions et
souvenirs rêvés) a emportées, il y a un cliché d’elle avec cinq
amies, sans doute les “sorcières de Zagreb”, ces intellectuelles
accusées en 1993 de “porter atteinte aux intérêts de la Croatie”.

Le Musée… est donc un livre sur l’exil. Pas l’exil devenu
nostalgique de ceux qui se sont reconstruit une vie, qui ont une
nouvelle maison, de nouveaux amis, ou au moins des commerçants qui
les reconnaissent. La narratrice n’a rien de tout ça : à 45 ans, elle
a perdu famille, amis, travail et même désir de retourner chez elle,
mais c’est un esprit décidé à ne pas se laisser fléchir par le
déracinement et la solitude. Elle regarde comment d’autres exilés
croisés à Berlin ou aux Etats-Unis se mettent en condition de
supporter la perte de leur vie d’avant et d’assurer la continuité de
leur biographie. (“Il est peut-être consolant de penser que tout exil
est un travail qu’on fait sur sa propre biographie”, dit un
personnage). Certains ont les albums, “entre ces deux genres –
l’album de famille et l’autobiographie -, il existe un lien
indubitable : un album est une autobiographie matérialisée, une
autobiographie est un album verbal”, d’autres se bricolent des
objets, comme l’artiste arménien Sarkis, avec son installation d'”une
douzaine de plaques qu’il a subtilisées dans les rues où il a
habité”.

Le Musée des redditions sans condition est composé de fragments et de
listes : les ingrédients de la soupe à la farine, les meubles d’une
maison d’enfance, le contenu des vitrines poussiéreuses du musée des
Redditions, dont le vrai nom est “musée de la Capitulation sans
condition de l’Allemagne fasciste durant la Grande Guerre patriotique
de 1941-1945”, créé par les Soviétiques à Berlin. Ou la ville de
Berlin, qui “ressemble à un éléphant de mer qui aurait avalé trop
d’objets indigestes”. On risque toujours d’y marcher “sur une tombe
(…), les étoiles jaunes, les croix gammées noires, les faucilles et
les marteaux rouges crissent sous les pas du promeneur sensible telle
la carapace des hannetons”. On comprend le sens de ces listes en
découvrant le contenu de l’estomac de Roland, l’éléphant de mer mort
à Berlin en 1961 : un briquet rose, quatre btonnets d’esquimaux (en
bois), une broche métallique en forme de caniche, une petite voiture
verte en plastique, une boîte de bière (Pilsner, 33 cl), un chausson
d’enfant, un compas… “Le visiteur se tient devant ces objets comme
devant un champ de fouilles archéologiques… Il ne peut s’empêcher
de penser, en poète, que ces objets ont dû avec le temps instaurer
entre eux des rapports subtils.” La narratrice ajoute : “L’exil est
l’histoire des objets que nous laissons derrière nous, des
sèche-cheveux, des transistors et des cafetières qu’il faut acheter
chaque fois, l’exil c’est le changement de voltage et de longueurs
d’ondes, la vie avec un transfo.”

Dubravka Ugresic a enseigné vingt ans à l’Institut de théorie de la
littérature de Zagreb avant d’être déclarée “ennemi public” par
l’Etat croate et de devoir émigrer, d’abord à Berlin, puis aux
Etats-Unis et enfin aux Pays-Bas. Elle est l’auteur d’essais et de
romans dont l’Offensive du roman-fleuve (Plon, 1993) et Dans la
gueule de la vie (Plon, 1997) avaient déjà été traduits en français.

Dubravka Ugresic

Le Musée des redditions sans condition

Traduit du croate par Mireille Robin. Fayard, 358 pp., 20 euros.