La balkanisation du Caucase – Une prise d’otages inscrite dans unpro

La balkanisation du Caucase – Une prise d’otages inscrite dans un profond bouleversement politique

La balkanisation du Caucase – Une prise d’otages inscrite dans un profond
bouleversement politique
Kathia Légaré
Maîtrise en science politique, Université du Québec à Montréal

Édition du samedi 11 et du dimanche 12 septembre 2004

La prise d’otages de Beslan, la semaine dernière, se situe dans un contexte
géographique et politique beaucoup plus large que les républiques d’Ossétie et
de Tchétchénie, un contexte dépassant la politique de Poutine elle-même. Ce
drame s’est joué sur la trame d’un bouleversement politique profond de la région
du Caucase, région qui défraie les manchettes régulièrement depuis la fin du
communisme, au début des années 90.

Le Caucase est un large pont entre l’Europe et l’Orient, il semble chevaucher
une mer immense, qui est en fait divisée en deux parties, la mer Noire et la mer
Caspienne. Sa situation géographique et sa topographie lui ont donné une
fonction de montagne-

refuge, grâce à laquelle ont survécu des peuples historiques. Cet organisme aux
multiples mécanismes de protection montagneuse leur a permis de conserver leurs
singularités.

Le Caucase est si étroitement associé à ses populations qu’il serait possible de
croire que ses cultures ont émergé en même temps que les formations
montagneuses, car plusieurs de ces peuples n’existent nulle part ailleurs dans
le monde. Encore aujourd’hui, au moins une quarantaine de peuples vivent sur ces
440 000 km2. Ils se répartissent en quatre groupes de langues, dont plusieurs ne
sont pas intercompréhensibles, et en de multiples religions, qui se sont
elles-mêmes développées de façon originale. L’islam, par exemple, a
particulièrement été teinté de traditions locales.

Les fractures sous l’empire russe

La région est passée sous le contrôle de l’empire russe au terme d’une longue
guerre, avec laquelle les bolcheviques ont renoué, après la révolution de 1917.
Le Caucase du Nord a été intégré à la république soviétique de la Fédération
socialiste de Russie et les trois États du Caucase du Sud (Géorgie, Azerbaïdjan,
Arménie) sont devenus des membres de l’URSS.

Sous ce régime, la région a été fracturée en de multiples pièces, un aménagement
à l’origine de plusieurs conflits actuels. Staline n’avait en fait rien à envier
à Machiavel — si ce n’était de leur éloignement dans le temps, on aurait pu
croire que le premier a inspiré le second.

Staline s’est ingénié à créer une complexe cartographie qui se caractérise par
de multiples subdivisions, en une application ultime du principe «diviser pour
régner». Le régime soviétique avait en effet créé différents statuts
administratifs, dont le type le plus développé a été celui de «région ou
république autonome», un statut aussi attribué à des minorités dans les États
soviétiques unitaires.

À ce territoire autonome a été jumelé une minorité nationale, qui a
officiellement obtenu le contrôle des institutions politiques territoriales. Sur
le territoire de la Géorgie, les régions autonomes de l’Abkhazie et de l’Ossétie
du Sud ont été créées; en Azerbaïdjan, celle du Nagorny-Karabakh.

C’est dans le Caucase du Nord, où il n’y a jamais eu d’État indépendant au sens
moderne du terme, que la politique des nationalités de Staline s’est révélée
particulièrement machiavélique : sept républiques autonomes y ont été créées,
dont trois jumellent deux peuples que rien n’aurait amené à cohabiter : les
républiques tchétchéno-ingouche, kabardino-balkare et karatchevo-tcherkesse.

Il s’agit de véritables enclaves ethniques représentant parfaitement
l’instrumentalisation de l’appartenance nationale par le système soviétique. Ce
sont en fait de nouvelles lignes de division qui se superposent à la mosaïque
culturelle et lui donnent une autre signification. Ces structures «d’autonomie»
serviront en effet de leviers au pouvoir pour mater les révoltes et mettre sous
contrôle ces sociétés indépendantes.

En 1944, l’entreprise de Staline culmine dans la déportation, pour
«collaboration avec l’ennemi nazi», de deux millions d’habitants de cette région
vers des zones de peuplement d’Asie centrale. Kalmouks, Balkars, Karatchaïs,
Tchétchènes, Ingouches sont entre autres visés. Ils seront autorisés à retourner
dans leurs montagnes en 1956, mais ce rapatriement causera des tensions avec les
nouveaux habitants des lieux.

La transition post-communiste

Lorsque la structure soviétique s’effondre en 1991, l’espace soviétique entre
dans une transition très chaotique et incertaine. L’URSS se décompose en 15
parties et la Russie menace d’éclater en un casse-tête de 89 morceaux de taille
et de couleur différentes.

C’est pendant cette période de désorganisation, de flottement d’un système
autoritaire et centralisé vers «quelque chose» d’autre, que les frontières
administratives créées par Staline prennent une nouvelle signification, une
nouvelle fonction. Elles deviennent les contreforts de petits peuples qui, même
s’ils sont parfois minoritaires sur le territoire qui leur a été alloué,
contrôlent souvent les institutions politiques.

Partout en ex-URSS, on assiste à des replis régionaux et nationaux, seuls
repères dans cette période de bouleversement. Cependant, ce mouvement a une
signification particulière pour le Caucase, dont les nombreuses lignes de
division deviennent des fractures conflictuelles.

D’innombrables conflits ethnoterritoriaux ont lieu au cours des années 90, par
exemple entre les Ingouches et les Ossètes en 1992, à propos d’un territoire
cédé aux seconds après la déportation des premiers. Les trois républiques
binationales menacent aussi d’éclater, mais ce n’est finalement que la
république associant les Tchétchènes aux Ingouches qui se rompt en deux
républiques.

Dans le Caucase du Sud, les régions autonomes sont aussi des zones de conflit,
entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour le Nagorny-Karabakh — une enclave dont la
population est largement arménienne en territoire azéri — et sur le territoire
de la Géorgie (Abkhazie, Ossétie du Sud), qui éclate littéralement en plusieurs
pièces. Aujourd’hui, de nombreux conflits sont en dormance, mais d’autres sont
très actifs.

C’est aussi à cette époque que les Balkans éclatent en un conflit sanglant. Les
affrontements prennent là-bas une teinte génocidaire. Le terme «balkanisation»
n’est pas associé nécessairement à l’épuration ethnique, mais évoque surtout un
espace géopolitique largement fragmenté où émergent des micronationalismes sur
les lignes de faille.

Ce territoire aurait présumément été homogénéisé par les politiques du
communisme de type soviétique, mais ses divergences réémergent dans un certain
contexte politique, lorsque les forces centrifuges s’affaiblissent — ce qui est
survenu lors de l’effondrement du système autoritaire communiste.

Le conflit en Tchétchénie

La nouvelle République de Tchétchénie, issue de la scission de la République
autonome conjointe avec les Ingouches, n’est pas la seule à réclamer son
indépendance dans la Fédération de Russie, car plusieurs républiques la
déclarent aussi. Elle est pourtant la seule à être envahie par l’armée russe, à
la fin de 1994, car le Kremlin n’y a pas suffisamment d’influence pour forcer
les chefs locaux à se conformer au contrat fédéral.

C’est à partir de 1999 que les groupes radicaux prennent le dessus sur les
forces nationalistes. Le discours des combattants tchétchènes se teinte
progressivement de propos islamistes, une idéologie qui fortifie la résistance
parce qu’elle offre une vision simplificatrice du monde. En répudiant les chefs
modérés, le Kremlin leur a donné une arme supplémentaire : celle de
l’impossibilité d’un règlement pacifique.

Les extrémistes ont comme projet d’unir les musulmans du Caucase dans une
communauté politique, et c’est pourquoi ils tentent d’étendre à toute la région
le conflit en Tchétchénie en procédant à des raids et à des prises d’otages. Les
événements de Beslan en sont l’exemple le plus dramatique. Les Ossètes ne sont
pas largement musulmans, mais la propagation de la terreur servirait la cause de
ces radicaux en renforçant l’antagonisme des parties. Quelques semaines
auparavant, les groupes radicaux avaient déclenché des affrontements sur le
territoire de l’Ingouchie.

Jusqu’à maintenant, les Caucasiens ne se sont pas largement liés à leur cause,
mais la propagation de la violence fait lentement son chemin. L’acharnement du
Kremlin à placer ses hommes politiques fantoches en Tchétchénie ne contribue pas
à stabiliser la situation dans la république et à endiguer le flot des jeunes
combattants désillusionnés par la situation socio-économique désastreuse de la
région et par l’impossibilité d’échapper aux violences de l’armée fédérale.

La nouvelle conquête politique de la Géorgie

La Révolution des roses a réactivé les conflits ethnoterritoriaux en Géorgie. En
effet, le nouveau président, Mikhaïl Saakachvili, ayant dirigé le renversement
du président Chévardnadzé en novembre 2003, a remis en cause l’indépendance de
facto des régions autonomes sécessionnistes de l’Abkhazie (au nord-ouest, près
de la Mer Noire) et de l’Ossétie du Sud.

En rompant le statu quo, le président Saakachvili s’est engagé dans une lutte de
légitimité avec les chefs locaux, qui a donné lieu à des affrontements armés
dans les dernières semaines. Les chefs de l’Abkhazie ont chassé du territoire
des centaines de milliers de Géorgiens et ont établi leur indépendance — non
reconnue au niveau international — entre 1993 et 1994. Depuis lors, la région
vit séparément de la Géorgie. L’échec de Saakachvili à faire entrer son armée
sur le territoire de l’Ossétie du Sud laisse présumer que le règlement du
conflit sera pénible et douloureux. Les plaies ouvertes par la transition sont
loin d’être guéries en Géorgie.