1914-18 : La guerre barbare

Le Point
15 juillet 2004

14-18 : La guerre barbare;
Interview Stéphane Audoin-Rouzeau*, historien

AUTEUR: Catherine Golliau

« 14-18 marque le vrai début du siècle »

Le Point : A l’heure du terrorisme international, pourquoi
s’intéresse-t-on encore à la Première Guerre mondiale ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : On s’y intéresse de plus en plus, et ce
depuis la fin des années 90. Je ne pense pas que cela soit dû à la
disparition des derniers survivants, mais plutôt au retour de la
guerre en Europe au cours de cette décennie, et là où elle avait
commencé, dans les Balkans. Et du fait aussi de la chute du Mur.
Après l’effondrement du communisme, dernier avatar idéologique de la
Première Guerre mondiale, on peut enfin s’interroger sur le vrai
commencement du siècle, qui n’est pas 1900, mais 1914. Tout découle
de la Grande Guerre : les totalitarismes du XXe siècle (bolchevisme
et fascisme), la Seconde Guerre mondiale, la transformation de la
carte de l’Europe et la puissance des Etats-Unis… Les générations
qui n’ont pas connu cette période ne peuvent que s’interroger :
comment une telle violence a-t-elle été possible ? De 1914 à 1918,
900 Français et 1 300 Allemands en moyenne sont morts par jour !
Comment une société peut-elle accepter un tel traumatisme ? Pour
quels enjeux ?

La guerre n’a-t-elle pas été le fruit d’un nationalisme exacerbé ?

Si on entre en guerre au départ, c’est par peur d’être vaincu. Les
décideurs sont convaincus que, s’ils retardent d’un jour ou deux la
mobilisation, ils courent le risque de la défaite. Le conflit naît
d’abord de la mécanique des alliances et de celle des plans
stratégiques respectifs. Et de la peur réciproque. Quant aux opinions
publiques, elles ignorent les buts de guerre, qui d’ailleurs au début
n’existent pas : pour elles, la guerre prend souvent le sens d’une
croisade, d’une lutte pour la civilisation. Vision simple et réflexes
simples, qui vont surdéterminer les raisons de combattre, jusqu’en
Amérique.

Mais comment expliquer une telle violence ?

Elle est là, très vite extrême. La guerre est d’une ampleur inédite.
Certes, les hécatombes ne commencent pas avec 1914, mais auparavant
la maladie tuait plus à la guerre que le combat. Les nouvelles
technologies – artillerie, mitrailleuses, gaz… – augmentent la
puissance de destruction dans des proportions sans précédent. Les
blessures infligées sont d’une gravité sans équivalent, les cas de
survie après le combat souvent plus rares qu’au XIXe siècle, les
traumatismes psychiques parfois irréparables. Les soldats sont soumis
à des épreuves inhumaines : les grandes batailles durent des mois.
Cinq pour la Somme, huit pour Gallipoli, dix pour Verdun ! Les
combattants sont constamment ramenés au combat, souvent dans les
mêmes secteurs, même s’ils ont déjà été blessés. Mais ce qui favorise
la violence, et même la cruauté, c’est aussi l’évolution des systèmes
de représentation.

La Première Guerre est marquée par de nombreux massacres de civils.

La dangerosité supposée de l’adversaire justifia l’emploi de moyens
extrêmes. Les atrocités sont immédiates : 5 000 à 6 000 civils belges
et français sont massacrés dès les premières semaines par l’armée
allemande. Ces soldats qui entrent en Belgique et en France sont sans
expérience des combats. Ils vivent dans l’angoisse des
francs-tireurs. Ils tuent pour prévenir à Andenne, Dinant, Louvain.
Mais toutes les armées d’invasion vont se livrer à des violences. Il
est déconcertant de constater à quel point celles-ci se sont
intégrées à la vie quotidienne des combattants et des civils. Les
viols deviennent un phénomène massif au sein des armées d’invasion.

On ne respecte plus les lois de la guerre ?

Non. On bombarde les villes sans recherche d’un bénéfice stratégique
ou tactique. On tire sur les brancardiers, ce qui rend difficile le
secours des blessés. On estime ainsi qu’un tiers des 20 000 morts
britanniques lors du 1er juillet 1916, dans la Somme, auraient pu
être sauvés si les pratiques d’assistance en usage moins de cinquante
ans plus tôt avaient été mises en oeuvre. On multiplie aussi les
camps de concentration pour se créer des otages, on développe le
travail forcé, on déporte les populations ! Tout cela en parfaite
bonne conscience : c’est toujours l’ennemi qui ne respecte pas les
règles. On ne fait que se défendre. La guerre élève les seuils de
sensibilité.

La guerre de 14 a-t-elle déjà une composante raciale ?

Le darwinisme social et les nationalismes qui en procèdent sont
passés par là, mais il serait plus juste de parler d’une dimension
ethnique dans les mécanismes de cristallisation de l’hostilité
réciproque. Le sentiment de supériorité allemand vis-à-vis des Russes
n’est pas seulement racial, il est aussi culturel. De même pour les
Français par rapport aux Allemands. Dans la culture de guerre
française, ces derniers sont très souvent animalisés. Quant aux plus
grands intellectuels français, souvent fins germanistes avant 1914,
ils refusent désormais tout lien avec la culture allemande ! On va
jusqu’à nier la valeur de la philosophie ou de la musique
d’outre-Rhin.

Dès l’été 1914, 180 généraux et colonels français furent démis de
leur fonction. Le commandement était-il aussi incompétent et cruel
que le dit la tradition ?

Le commandement des armées occidentales s’est retrouvé confronté à un
mode de conflit qui dépassait complètement son expérience et ses
modes de pensée. Les généraux se sont trouvés dans la situation où se
retrouveraient peut-être nos chefs d’armée face à une guerre
bactériologique : désorientés. De plus, c’étaient des hommes assez
gés. Rares sont ceux qui, comme Ludendorff du côté allemand ou
Pétain chez les Français, ont su s’adapter.

Pétain mérite-t-il donc sa réputation de « bon » général ?

Il a compris une chose toute simple : dans les conditions
stratégiques et tactiques de 1914-1918, la défensive est supérieure à
l’offensive. Il en tire donc les conséquences et, à l’époque, c’est
une révolution mentale. Ses collègues restent dans une logique de
rupture, qui consiste à en finir coûte que coûte en tentant la
percée, et à se battre sur les premières positions, ce qui conduit à
envoyer les troupes au massacre. Lui fait savoir qu’il attend les
Américains et les chars. Il était même réticent pour la grande
contre-offensive de l’été 1918, imposée par Foch. Aujourd’hui, on
dirait qu’il a fait preuve de bon sens, mais en 1918, quand il
recommande d’échelonner le champ de bataille en profondeur et de ne
pas se battre sur la première position, c’est un choc. Comment
accepter de laisser le territoire de la patrie à l’ennemi ?

A-t-il vraiment économisé les hommes ?

Les mutineries de 1917, qui coincident avec son arrivée à la tête de
l’armée, n’ont entraîné qu’une cinquantaine d’exécutions capitales.
En 1914-1915, on avait fusillé « pour l’exemple » près de 600
soldats… Du fait de sa stratégie et de sa tactique, Pétain a en
outre renégocié le contrat moral tacitement passé avec les
soldats-citoyens français, qui exigeait que les sacrifices fussent
proportionnés aux bénéfices.

Cette guerre a-t-elle profité aux femmes ?

Cette guerre a moins fait pour leur libération que les années 60, par
exemple. On s’est longtemps laissé piéger par l’image de la «
garçonne » émancipée des années 20. Les gains de la guerre sont assez
provisoires, et l’après-guerre signe un retour à l’ordre. La guerre
marque à la fois la catastrophe et le triomphe des hommes. Ils
meurent, ils sont blessés, traumatisés, mais ce sont les valeurs
masculines qui sont mises en avant. D’où la culpabilité de ne pas
combattre chez certaines femmes, des infirmières par exemple.

En 1918, 6 millions d’orphelins et les deux tiers des familles
françaises touchées par le deuil. Le traumatisme pèse-t-il encore sur
notre société ?

J’en suis persuadé, même si on ne peut guère le prouver. Aujourd’hui,
nous assistons peut-être à ce que des psychiatres appelleraient un
phénomène de « troisième génération » : ce sont les petits-enfants
des poilus qui ramènent la guerre au premier plan de leurs
préoccupations.« Il faut trois générations pour faire une psychose »
, disait Serge Lebovici. Peut-être s’agit-il de cela ? C’est aussi la
troisième génération qui a ramené à la surface le génocide arménien
de 1915…

Le regard sur la guerre en 2004 est-il le même dans toute l’Europe ?

Partout on constate une même demande sociale de mémoire, surtout de
la part des jeunes générations. Mais les pays européens vivent ces
processus de manière différente. En Russie, parler de la Grande
Guerre, longtemps effacée, c’est remettre la révolution bolchevique
de 1917 dans une autre perspective, ce qui n’est pas simple. En
Allemagne aussi, les choses sont complexes. Lors d’un colloque
organisé à Düsseldorf en 1999, je me souviens de la réaction
scandalisée des historiens allemands lorsque Bruno Cabannes a décrit,
grce au dépouillement du contrôle postal, la pulsion de violence
qui, à partir de l’automne 1918, animait les soldats français alors
prêts à entrer en Allemagne. Même à leur épouse ou leur fiancée,
certains allaient jusqu’à écrire leur désir de viol à l’égard des
Allemandes ! Pour beaucoup d’Allemands présents, cela revenait à
légitimer en 1999 le discours de l’extrême droite allemande des
années 20. L’Allemagne ne peut accepter aisément une histoire de la
Première Guerre affranchie de l’ombre portée du nazisme. En novembre
1998, alors que l’Europe entière célébrait le 80e anniversaire de
1914-1918, le chancelier Schröder préféra commémorer la Nuit de
cristal du 9 au 10 novembre 1938, occultant ainsi le 11 novembre
1918. En histoire comme ailleurs, les faits passés ne se séparent pas
de leur présence dans notre présent ni de leur interprétation.

* Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences
sociales, codirecteur du Centre de recherche de l’Historial de la
Grande Guerre, auteur de nombreux livres dont, avec Annette Becker, «
14-18, retrouver la guerre » (Gallimard, 2000).

Lettre de Pierre Chausson, 1914

Arthur, 16 avril 1917

Les grandes batailles

Le combat de la veuve Maupas