Elsa Schiaparelli inventa la couture spectacle

Le Figaro, France
19 Mars 2004

Au Musée des arts de la mode et du textile à Paris, 173 robes mettent
en scène la plus célèbre couturière des années 30

HISTOIRE
Elsa Schiaparelli inventa la couture spectacle

En accueillant Elsa Schiaparelli, le Musée de la mode et du textile
ne lui a pas offert un de ces catafalques devant lesquels on
s’incline en parlant bas. L’exposition est une course aux trésors à
travers 250 vêtements, accessoires, dessins, photos dont 173 robes
créées de 1927 à 1954 qui témoignent, dans une mise en scène de
Jacques Grange, d’une créativité aussi fastueuse qu’insolente.
Janie Samet
[18 mars 2004]

Elsa Schiaparelli. Un nom qui, dans les années 30, retentira comme un
coup de cymbales à vous réveiller la mode. Amortie par Poiret,
assagie par Chanel, vouée au beige et noir avant qu’elle, l’Italienne
tumultueuse, ne débarque à Paris avec son rose shocking et ses
mariages d’orange et jaune. Schiaparelli. Un nom trop long dont elle
fera son prénom en l’abrégeant de moitié pour qu’il claque comme un
coup de fouet. «Appelez-moi Schiap», disait-elle. A ses amis –
Cocteau, Bérard, Dali, Dufy, Leonor Fini -, qui trouvèrent normal de
faire de leur art sa valeur ajoutée aux robes. Aux artisans, dont
elle pliera la créativité à la sienne : le brodeur Lesage, le bottier
Perugia, le joaillier Jean Schlumberger, qui oubliait les diamants
pour lui ciseler des bijoux de pacotille et des boutons pour rire, le
parurier Jean Clément, qui, en 1936, mettra au point avec elle son
fameux rose shocking, le soyeux Paul Colcombet avec qui elle
inventera l’imprimé «coupures de presse». A ses clientes aussi, et
quelles clientes ! Wallis Simpson, Helena Rubinstein, Joan Crawford,
Greta Garbo, Marlene Dietrich, Arletty, qui eussent été mortifiées à
l’idée de rater leur entrée dans un salon en n’aimantant pas tous les
regards sur leurs robes.

La femme Schiap ? Insolente, tape-à-l’oeil, libérée, dont la
personnalité est assez forte pour s’autoriser toutes les
extravagances. Comme la duchesse de Windsor, qui commandera pour son
trousseau de mariage dix-sept modèles, dont une robe au homard géant
dessiné par Salvador Dali. «Terriblement errro tique», commentera le
maître en roulant les «r».

Elsa naquit en 1890 à Rome, au palais Corsini, dans une famille
d’aristocrates intellos. Son père était un spécialiste des langues
orientales, son oncle astronome. Sa curiosité pour l’art fut intense.
Alors pourquoi la mode ?

Elle avait tout contre elle, Elsa Schiaparelli pour entrer en couture
à Paris. Elle ne savait ni coudre, ni manier des ciseaux, encore
moins draper une robe sur un corps comme le faisait Madeleine
Vionnet. Ses armes : de l’humour, des idées, le mépris des
conventions et cette autorité qui mettait tout le monde au
garde-à-vous devant elle. Dont son état-major : Dali, Cocteau,
Bérard, Giacometti. Leur folie était sa folie. Leur surréalisme
devint son réalisme.

En 1937, Cocteau créera pour son défilé un tailleur bleu brodé d’une
chevelure pailletée d’or qui s’enroulait autour de la manche. L’art
et la mode à fleur de peau déclenchaient la passion des
collectionneuses et nourrissaient tous les snobismes. En 1947, Hubert
de Givenchy débuta chez Schiap où il avait en charge sa boutique. Il
avait 20 ans. On ne devient pas grand à l’ombre d’un grand chêne mais
on apprend. Sévère apprentissage, Elsa n’était pas une tendre. Mais
ses inventions enchantaient le jeune homme comme «ses trouvailles
avaient fait les délices d’un cénacle de clientes triées sur le
volet. Tailleurs rose shocking à boutons cadenas, collier cachets
d’aspirine imaginés par Aragon, chapeau côtelette d’agneau et sac
téléphone inspirés par Dali». En osant mettre un certain mauvais goût
au goût du jour – les gants aux ongles de cuir rouge, la robe aux
déchirures sanglantes, le voile de mariée noir brodé d’une chevelure
de Gorgone -, Elsa architecte ornementaliste se révélera un
formidable moteur pour la création. Elle fut le Galliano des années
30, par qui le scandale arrive à la même vitesse que le succès.

Coco Chanel détestait cette protégée de Paul Poiret dont Cocteau dira
: «Elle immortalise l’éphémère.» Elsa considérait la mode comme un
art, Coco comme un métier.

Cocteau qui nourrissait pour l’une et l’autre une amitié égale, était
un aigle entre deux têtes. Il croquait rue Cambon, dessinait place
Vendôme et s’arrangeait pour que ces deux sacrés monstres ne se
croisent jamais.

L’histoire d’amour entre Paris et Schiap commence avec un divorce. Le
sien. En 1919, son mari l’abandonne à New York avec sa fille Gogo,
qui deviendra la mère de Marisa Berenson. En 1922, Gabrielle et
Francis Picabia, le père du dadaïsme, l’encouragent à regagner Paris
avec eux. Elle apprend le dessin et entre comme styliste dans une
maison de confection. Jusqu’au jour où elle rencontre l’acheteur d’un
grand magasin américain qui s’enthousiasme pour son pull. Noir à
cravate blanche en trompe l’oeil, tricoté sur ses instructions par sa
concierge arménienne. «J’en veux 40», dit l’Américain. «Vous les
aurez», promet Elsa qui file aux Galeries Lafayette acheter la laine,
les aiguilles et embauche dare-dare une trentaine de copines de sa
concierge. Les Arméniennes possédaient une technique particulière
pour le tricotage. Elsa est lancée. Elle s’installe rue de la Paix,
grignote un à un les étages et, pendant quatre ans, se consacre au
sportswear. Pulls, maillots de bain, pantalons de plage. Première
robe en 1931. En 1935, elle investit le rez-de-chaussée du 21, place
Vendôme, un hôtel particulier dont elle finira par occuper les six
étages et les cent pièces qu’elle fera décorer par Jean-Michel Franck
et Alberto Giacometti. Parallèlement, elle ouvre sa maison à Londres
où accourent la cour et la gentry. A Paris, Schiap a 800 ouvrières en
1939 et sera la première Française de la couture à signer des
contrats de licence en Amérique : quarante contrats pour des bas de
soie joliment emballés.

Schiaparelli en haute couture innove avec des collections à thèmes
éblouissants d’imprévu. «Cosmique», «Musique», «Cirque»,
«Botticelli», «Commedia dell’ar te», elle y associe ses chers
artistes qui constituent sa famille spirituelle. Avec eux, Elsa,
retrouve l’ambiance familiale de ses jeunes années nourries au lait
de la culture. Elle rayonne. On la voit à tous les bals dans ses
robes qui font sensation. Rien ne l’arrête. Si, la guerre!

En 1940, elle refuse de mettre la clé sous la porte, réduit sa
voilure, fait passer ses ateliers de 800 à 150 ouvrières et laisse sa
maison à sa directrice des salons. A chacun sa Résistance. Fermer la
place Vendôme eût été pour elle une capitulation, s’en aller lui
apparaît comme un devoir. Elle s’exile en Amérique où l’avaient
précédée les grandes signatures du surréalisme. Elle y restera
jusqu’en 1945 sans toucher une étoffe. Faire de la mode aux
Etats-Unis serait, disait-elle, une trahison vis-à-vis de la couture
française, mais elle entreprend une tournée de conférences à travers
le territoire américain où, devant 3 000 à 4 000 personnes, cette
grandissime Italienne, parle de la haute couture française.

La guerre finie, Schiap regagne la France. Tout a changé mais elle ne
s’en doute pas. Même si le magazine Elle lui offre la couverture de
son premier numéro (un ensemble rouge sur un mannequin tenant dans
les bras un bébé tigre), le déclin est en marche. En 1947, l’arrivée
de Christian Dior et du new-look change la donne. La femme-objet
corsetée, juponnée, au décolleté roucoulant sonne l’hallali des
femmes décoratives à l’ornementation anecdotique. Schiap essaie de
rectifier le tir. En 1952 et 1953, elle présentera quatre garde-robes
pour quatre budgets différents afin d’aider la femme moderne à
s’habiller selon sa fortune. L’erreur est monumentale : les années 50
étaient l’ge d’or de la couture, les femmes avaient l’argent facile.
Elle a beau inventer de nouveaux volumes, ses robes ne plaisent plus
qu’à ses clientes vieillissantes. Les autres partent ailleurs.
Résignée, Elsa garde sa boutique mais ferme sa maison. C’était en
1954, quelques jours avant le retour, après 15 ans d’absence, de Coco
Chanel rue Cambon. Elle s’éteindra en 1973. Le comte Guido Sassoli di
Bianchi rachète alors le nom de Schiaparelli mais, hormis quelques
contrats de licence en Australie, n’en fera rien. Il est mort en
janvier dernier. Un des plus beaux noms de la couture française est
peut-être à vendre…