Russie-Ukraine : La =?UNKNOWN?Q?d=E9pendance_post-sovi=E9tique?=remi

La Tribune / Le Monde, France
mardi 7 Décembre 2004

La dépendance post-soviétique remise en cause

Russie-Ukraine : la périphérie contre le centre ?

Dans le sillage de la dĂ©sintĂ©gration de l’URSS, le Rada (Conseil)
suprĂȘme du pays adopta, le 16 juillet 1990, la DĂ©claration sur la
souverainetĂ© nationale de l’Ukraine. SouverainetĂ© confirmĂ©e par un
rĂ©fĂ©rendum national le 1er dĂ©cembre de la mĂȘme annĂ©e. DĂšs lors,
l’Ukraine bascule comme une horloge vacillant, de façon irrĂ©guliĂšre
cependant, entre l’Est et l’Ouest. Membre essentiel de la CEI
(CommunautĂ© des Etats indĂ©pendants), elle n’oublie pas que son destin
peut difficilement contredire son histoire liée à la Russie depuis le
XVIIĂšme siĂšcle. Une Russie avec laquelle elle garde aussi bien des
liens structurels que des rapports d’intĂ©rĂȘts. D’un autre cĂŽtĂ©,
l’Ukraine est Ă  la croisĂ©e des corridors de transport (principalement
Ă©nergĂ©tiques) qui relient l’Est Ă  l’Ouest. Elle est Ă©galement un
acteur important des politiques régionales de coopération économique
et militaire dans la zone s’étalant de la mer Baltique Ă  la mer
Noire. C’est pourquoi, elle est membre du conseil de l’Europe, membre
du Partenariat pour la paix et acteur actif dans les opérations
menĂ©es par l’OTAN. Politique multivectorielle, dit-on officiellement.
L’équilibre n’est pas rĂ©alisĂ© pour autant et ce tiraillement se
répercute au niveau interne de façon dangereuse

Mardi 7 décembre 2004

Par Louisa AĂŻt Hamadouche

Depuis l’élection prĂ©sidentielle du 21 novembre, l’Ukraine est en
proie à une grave crise politique. Le pays est divisé en deux avec
d’un cĂŽtĂ© l’opposition, dirigĂ©e par le candidat Viktor Iouchtchenko,
de l’autre le candidat Viktor Ianoukovitch. Le premier conteste les
résultats du scrutin, remporté par le second selon la commission
Ă©lectorale. Tout le monde n’est pas de cet avis. Depuis la tenue du
scrutin, des centaines de milliers d’Ukrainiens manifestent pour
dénoncer des fraudes électorales. Au niveau international, de
nombreux pays, dont les Etats-Unis et le Canada, refusent de
reconnaßtre les résultats du scrutin.

Une crise internationalisée

Pourquoi l’Ukraine intĂ©resse-t-elle tant ? Ce pays a l’un des plus
faibles PIB par habitant de toute l’Europe de l’Est, malgrĂ© le haut
niveau d’éducation et d’instruction de sa population. A ce propos,
estime Ralph Sueppel, directeur de la recherche sur les marchés
europĂ©ens Ă©mergents chez Merrill Lynch, l’Ukraine dispose d’un
potentiel de développement considérable. «Avant les élections,
l’économie Ă©tait sur un rythme de croissance de 13%. Elle a fortement
augmenté ces derniÚres années ses réserves de devises et a amélioré
sa situation économique générale.» Résultat, elle est destinée à
devenir, avec la Roumanie, un pays d’accueil pour les industries
dĂ©localisĂ©es de l’Ouest.L’opposition entre les deux candidats n’est
pas seulement une lutte de pouvoir car elle reflĂšte une opposition de
fond. L’Ukraine est divisĂ©e en quatre sous-ensembles distincts. GrĂące
aux ressources minérales (charbon, fer et métaux rares) dont elle
dispose en abondance, la partie orientale est -en dehors de la
capitale- la plus riche du pays. DominĂ©e par l’industrie houillĂšre et
métallurgique, elle fournit plus de 58% de la production industrielle
du pays en englobant les deux tiers de la population. Le destin du
Sud est de plus en plus lié à celui de ses ports de la mer Noire, car
l’industrie est essentiellement centrĂ©e sur les chantiers navals et
le raffinage du pétrole. Ces deux premiÚres régions sont résolument
tournĂ©es vers l’Est, vers la Russie. Avec la capitale en prime, la
partie centrale capte l’essentiel des investissements Ă©trangers.
Ceux-ci tentent de casser la forte spécialisation de cette région
dans la filiĂšre agroalimentaire. L’Ouest, enfin, regroupe les rĂ©gions
les plus dĂ©favorisĂ©es du pays. L’essentiel des revenus provient de
l’agriculture mais ne constitue pourtant que 20% de la production
agricole totale. Ces déséquilibres se sont ostensiblement aggravés au
point que seules sept régions sur vingt-quatre contribuent à former
la moitiĂ© du PIB national. La partie occidentale de l’Ukraine est
braquĂ©e sur l’Europe dans laquelle elle voit une solution de
développement et une distanciation vis-à-vis de Moscou.

IntĂ©rĂȘts mutuels Ă  prĂ©server

Cela dit, Kiev et Moscou ont un certain nombre d’intĂ©rĂȘts en commun
auxquels ni l’un ni l’autre ne veut (et ne peut) renoncer. Rappelons
qu’un grand nombre d’industries militaires russes, y compris celles
produisant la derniĂšre gĂ©nĂ©ration d’avions de combat et de
porte-avions, ont besoin de la coopĂ©ration de l’Ukraine. L’Ukraine
est une base importante pour la Russie pour contrîler l’accùs à la
mer Noire. De plus, 96% du gaz naturel et d’importantes quantitĂ©s de
pĂ©trole transportĂ©s de Russie vers l’Europe centrale et orientale
empruntent les pipelines qui se trouvent sur le territoire ukrainien.
De son cĂŽtĂ©, l’Ukraine a, elle aussi, des intĂ©rĂȘts vitaux Ă  dĂ©fendre
avec la Russie. Ce pays souffre d’un manque de ressources
énergétiques et compte sur son voisin dans ce domaine. Plus
précisément, la Russie fournit 90% du pétrole et 84% du gaz naturel
consommé en Ukraine. En moyenne, cela représente 50 milliards de
mÚtres cubes de gaz naturel et 30 millions de tonnes de pétrole par
an. Dans un futur prĂ©visible, l’Ukraine continuera de dĂ©pendre de la
Russie pour son Ă©nergie. L’élection de Vladimir Poutine et la
réélection de Leonid Kuchma ont permis des améliorations notables.
Ainsi les deux pays sont-ils parvenus Ă  trouver un accord sur le
rÚglement de la dette, prévoyant le remboursement par la Russie de la
dette due à l’Ukraine par la flotte russe de la mer Noire. Par
ailleurs, les deux pays ont institué un systÚme de partage des
ressources en énergie et trouvé une solution à la question du gaz
naturel. L’Ukraine s’est engagĂ©e Ă  verser 1,9 milliard de dollars Ă 
la Russie. Une déclaration commune a également été signée concernant
le renforcement de la coopération dans la lutte contre le trafic
d’armes, de drogue, l’immigration clandestine dans la rĂ©gion de la
mer Noire.Sur le plan de la coopération militaire, le gouvernement
ukrainien a promulgué de nouveaux rÚglements afin de simplifier les
procédures à suivre par les forces armées russes (navales, aériennes
ou autres), lorsqu’elles pĂ©nĂštrent le territoire ukrainien. En tout,
sept accords ont été conclus, certains concernant la participation de
la Russie au dĂ©veloppement d’un port militaire en Ukraine,
l’environnement socioĂ©conomique du stationnement de la flotte russe
en Ukraine et l’utilisation des frĂ©quences radio et des champs de
manƓuvres en Ukraine par cette mĂȘme flotte.

Histoire ukrainienne dans la périphérie russe

Dans une trùs large mesure, l’Ukraine (Ukraïna en ukrainien) est ce
que sa gĂ©ographie a voulu qu’elle soit. Trois des premiers Ă©lĂ©ments
gĂ©ographiques d’une influence considĂ©rable sont la BiĂ©lorussie, au
nord, la Russie prĂ©sente au nord et Ă  l’est et la cĂŽte constituĂ©e par
la mer Noire et la mer d’Azov au sud. La Pologne, situĂ©e Ă  l’ouest,
est la «fenĂȘtre» sur l’Occident. AprĂšs la Russie (17 millions kmÂČ),
et avant la Pologne, l’Ukraine est le second plus grand pays d’Europe
de l’Est par sa superficie de 603 700 kmÂČ. La gĂ©ographie a façonnĂ©
l’histoire et l’histoire a créé des connexions imbriquĂ©es les unes
dans les autres. Il en ressort que quelque 12 millions de Russes
vivent en Ukraine, soit 22% de la population. Habitant dans l’est de
l’Ukraine, ils sont plutît partisans d’une consolidation des
relations avec la «mĂšre partie», un centre d’attraction remontant
loin dans l’histoire. Avant le dĂ©but de la longue pĂ©riode soviĂ©tique,
l’Ukraine avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© occupĂ©e par la Russie, comme elle l’avait
Ă©tĂ© par la Pologne, la Lituanie, la CrimĂ©e, la Hongrie et l’Empire
ottoman. Ainsi, Ă  la suite du traitĂ© d’Androussovo conclu en 1667,
l’Ukraine a-t-elle en partie Ă©tĂ© cĂ©dĂ©e Ă  la Russie. Quant au reste de
l’Ukraine, la partie rattachĂ©e Ă  l’Empire austro-hongrois de 1772 Ă 
1919 a Ă©tĂ© annexĂ©e par l’Empire russe aprĂšs le second partage de la
Pologne en 1793. Cette période marque la russification massive de
l’Ukraine. Durant deux siĂšcles d’occupation, les dĂ©crets (oukazy) se
succĂ©dĂšrent pour limiter, voire interdire l’usage de la langue
ukrainienne. Il faudra attendre 1905 pour que les publications en
ukrainien et les associations culturelles ukrainiennes soient Ă 
nouveau autorisĂ©es, sous l’impulsion des premiers mouvements
révolutionnaires. Les structures culturelles ont été redynamisées
afin de relever le niveau de culture et d’instruction des Ukrainiens,
dont seulement 13% Ă©taient alphabĂ©tisĂ©s en 1897.L’histoire
tumultueuse de l’Ukraine avec la Russie soviĂ©tique commence avec la
RĂ©volution bolchevique, pĂ©riode durant laquelle l’Ukraine proclame
son indĂ©pendance. Au mĂȘme moment, les Ukrainiens sous domination
autrichienne (en Galicie, en Bucovine et en Ukraine carpatique),
s’affranchissent et fondent, en 1918, leur propre rĂ©publique en
Galicie orientale. Celle-ci rejoindra l’Ukraine russe pour former une
fédération. Proclamée en novembre 1917, la République autonome
ukrainienne fera face Ă  la RĂ©publique soviĂ©tique d’Ukraine soutenue
par les Bolcheviques qui crĂ©ent la RĂ©publique fĂ©dĂ©rĂ©e d’Ukraine en
1922. A cette période, les besoins des minorités nationales de
l’Ukraine deviennent un enjeu dans les politiques nationales. Enjeux
pris Ă  bras-le-corps par plusieurs organismes nationaux et locaux,
notamment des organismes juifs, polonais et russes. La répression
recommencera aprÚs les années vingt, contre les Ukrainiens et les
membres des minorités nationales.

IdentitĂ© entremĂȘlĂ©e

Des Ukrainiens, des Polonais et plusieurs membres des autres
minorités ethniques seront déportés. Ainsi au cours de la Seconde
Guerre mondiale, le régime stalinien a-t-il déporté prÚs de 400 000
Allemands d’Ukraine en ex-URSS, puis 180 000 Tatars de CrimĂ©e, ainsi
que des Grecs, des Bulgares et des Arméniens. Les données
démolinguistiques montrent que si la majorité des habitants sont des
Ukrainiens d’«origine», la langue maternelle, l’ukrainien, est une
langue slave de la famille indo-européenne, étroitement apparentée au
russe et au biélorusse. En fait, ces trois langues ne constituaient
par le passĂ© qu’une seule. Celles-ci n’ont commencĂ© Ă  se fragmenter
que vers le XIIÚme siÚcle, au point que, avant la soviétisation de
l’Ukraine, on ne comptait pas beaucoup d’emprunts au russe (comme
bilshovnyk issu de bolchevnyk). En revanche, à partir des années
trente, les mots russes sont entrés massivement dans la langue
ukrainienne et, dans beaucoup de cas, affirment les observateurs,
cette introduction n’était pas nĂ©cessaire. Cette introduction massive
de mots russes dans le vocabulaire ukrainien fut l’un des rĂ©sultats
de la politique de russification menée par le Parti communiste de
l’ex-URSS. A l’instar du russe (du biĂ©lorusse, du serbe, du bulgare
et du macĂ©donien), la langue ukrainienne s’écrit avec l’alphabet
cyrillique. Actuellement, l’ukrainien et le russe demeurent des
langues distinctes. Cependant, bien que leurs grammaires respectives
présentent beaucoup de similitudes, elles coïncident dans une
proportion d’environ 70%. Sur le plan constitutionnel, la
Constitution de 1996 institue l’ukrainien comme seule langue
officielle, mais reconnaßt explicitement aux minorités nationales le
droit de promouvoir leur langue. Aussi l’Etat autorise-t-il
diffĂ©rents types d’établissements scolaires, divisĂ©s en trois
catégories :
1- Ă©coles dont la langue d’enseignement est une langue minoritaire;
2- écoles bilingues : ukrainien-russe, ukrainien-roumain,
ukrainien-hongrois, ukrainien-slovaque
;
3- Ă©coles dont le programme d’enseignement inclut l’étude de la
langue, de la littérature, de la culture et des traditions populaires
des minorités nationales.
Selon les données fournies par la Commission nationale des
statistiques, l’instruction de tous les citoyens ukrainiens Ă©tait
assurée en 1998-1999 par un réseau national dont 75% (4,4 millions
d’élĂšves) utilisaient l’ukrainien comme langue d’enseignement. Les
Ă©tablissements dont le russe est la langue d’enseignement
constituaient 12% du rĂ©seau (2,3 millions d’élĂšves). Pour le
professeur Mickailo Kirsenko (Académie de Mohila, à Kiev),
«l’indĂ©pendance de l’Ukraine est primordiale pour la raison suivante
: si l’Ukraine rĂ©ussit Ă  rester indĂ©pendante, les Russes seront
obligés de repenser leur identité». Une identité liée depuis toujours
Ă  la nĂ©cessitĂ© d’avoir accĂšs Ă  la mer Noire. Or, si l’Ukraine coupait
les ponts avec la Russie, elle pourrait lui bloquer la route de la
mer Noire. Confirmant cette idée, Stefan Wilkanowicz, intellectuel
polonais, estime que les Russes se greffent sur l’hĂ©ritage ukrainien.
Dans le passĂ©, cette greffe s’est doublĂ©e d’oppression exercĂ©e par
l’ex-URSS. Aujourd’hui, une partie des Ukrainiens perçoivent la mĂȘme
oppression à travers les pressions économiques. Cette connexion entre
les deux Etats remonte à la pluralité de la culture ukrainienne. Ce
pays est une forme de synthùse entre l’Orient et l’Occident et
chancelle entre l’un et l’autre au grĂ© des rapports de force. Par sa
proximitĂ© avec l’UE, l’Autriche et la Pologne, l’Ukraine revendique
une prédisposition naturelle et historique au libéralisme politique.
La présence de minorités est, elle aussi, un facteur de rapprochement
avec l’Occident. La minoritĂ© hongroise, qui forme 13% de la rĂ©gion
frontaliùre, fait davantage que de regarder vers l’Ouest. Habitant un
pays qui se développe économiquement lentement, elle compare et
observe «la mĂšre patrie» s’aligner sur l’Union europĂ©enne. RĂ©sultat,
des milliers d’Ukrainiens d’origine hongroise prennent, chaque annĂ©e,
le chemin d’un retour inattendu.

La Crimée : le cadeau piégé

La russification s’est Ă©galement dĂ©veloppĂ©e Ă  travers la CrimĂ©e,
rĂ©publique de Russie rattachĂ©e en 1954 Ă  l’Ukraine par le prĂ©sident
de l’URSS, Nikita Khrouchtchev. Ce cadeau «empoisonné» placera
l’Ukraine sur une route parallùle à celle de Moscou. Pendant l’Union
soviétique, elle sera la carte permettant la poursuite de la
russification de l’Ukraine. AprĂšs l’indĂ©pendance, elle demeurera un
atout d’influence directe. Rappelons par exemple que peu aprùs
l’indĂ©pendance, un mouvement sĂ©cessionniste dirigĂ© par des Russes se
forma en CrimĂ©e. Il proclama mĂȘme une indĂ©pendance, abrogĂ©e en mai
1992. Pour contrer cette abrogation, le Parlement de la Fédération de
Russie déclara nul et caduc le transfert de 1954 qui rattachait la
CrimĂ©e Ă  l’Ukraine le mĂȘme mois, avant de se raviser et de
reconnaĂźtre le statu quo. Dans l’état actuel des choses, la
République de Crimée est une entité autonome, mais faisant partie
«intĂ©grante et insĂ©parable» de l’Ukraine; elle est peuplĂ©e de Russes
orthodoxes,d’Ukrainiens, de Tatars musulmans et de quelques minoritĂ©s
grecques, bulgares et juives karaĂŻtes. Plusieurs dispositions de la
Constitution ukrainienne de 1996 (les articles 134 Ă  139) sont
consacrées à la République autonome de Crimée qui, par ailleurs, est
dotée de sa propre Constitution selon laquelle elle exerce le pouvoir
dans la préservation de la culture notamment. Selon Liu Zhihai, de
fait, 80% des Russes vivant en Crimée souhaitent retourner en Russie,
faisant ainsi planer des menaces sur l’indĂ©pendance et l’unitĂ© de
l’Ukraine. Un moyen supplĂ©mentaire de faire pression.

L. A. H.

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