L’amitié atypique entre Israël et une République chiite

Le président azéri Ilham Aliyev. AFP Photo/Dieter Nagl

En pleine commémoration de la Nakba et sur fond d’escalade militaire avec Téhéran, Tel-Aviv a accueilli une délégation venue d’Azerbaïdjan, un allié de longue date coincé entre l’Iran et la Turquie.

Juliette RECH | OLJ
25/05/2018

Il faut se repasser l’actualité chargée de la semaine dernière pour repérer la bizarrerie. Les séquences sont remplies par la répression israélienne de la grande marche du retour dans la bande de Gaza, l’inauguration des nouveaux locaux à Jérusalem de l’ambassade américaine en Israël, et le torchon qui brûle entre Tel-Aviv et Recep Tayyip Erdogan.

C’est pourtant le moment qu’a choisi l’Azerbaïdjan, un pays frontalier de l’Iran dont les habitants observent majoritairement l’islam chiite, pour envoyer une délégation discuter de coopération économique en Israël. Dirigée par le ministre azéri de la Fiscalité, l’équipe est restée trois jours en Israël pour participer au premier volet d’un comité économique intergouvernemental. Ce programme avait été annoncé en décembre 2016 par Benjamin Netanyahu depuis Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, où le leader israélien avait été reçu par son homologue azéri.

 

Dans la relation israélo-azérie, ce sont d’abord les chiffres qui parlent. L’Azerbaïdjan est la clé de la sécurité énergétique israélienne, car l’État hébreu importe 40 % de son gaz de cette petite République du Sud caucasien. Israël, pour sa part, est le principal fournisseur d’armes de Bakou, dont le budget astronomique alloué à la défense excède le budget national total de son voisin arménien avec lequel il est officiellement en guerre. Mais le tandem Tel-Aviv-Bakou va bien au-delà du « je possède ce que tu veux et réciproquement ». La petite République d’Asie centrale est ceinturée par la Turquie à l’ouest et l’Iran au sud.

Malgré l’analogie religieuse, c’est la méfiance réciproque qui caractérise les rapports entre Téhéran et Bakou. Les Azéris turcophones s’identifient davantage au voisin turc, un pays ami de l’Azerbaïdjan. Mais pour Shamkhal Abilov, conférencier en relations internationales à l’université de Bakou, la passe d’armes verbales entre Israël et la Turquie ne compromet pas les relations de l’Azerbaïdjan avec l’un ou l’autre de ses alliés. « Ce que dit Erdogan relève de la rhétorique politique. Je ne pense pas que la relation entre l’Azerbaïdjan et la Turquie soit menacée. Les relations israélo-azéries et turco-azéries sont deux choses totalement différentes. » De son côté, Tel-Aviv devrait aussi ordonner les priorités. Une nouvelle proposition de loi a été déposée à la Knesset pour reconnaître législativement le génocide arménien. Des initiatives similaires ont échoué par le passé, mises au placard pour ne pas vexer l’allié azéri à couteaux tirés avec Erevan. Il est probable que la raison d’État triomphera à nouveau sur le désir de se venger politiquement des diatribes anti-israéliennes de M. Erdogan.

Vieux amis
Avec Bakou, Tel-Aviv nourrit certainement sa relation la plus solide avec un pays musulman. Elle remonte au début des années 1990 lorsque l’Azerbaïdjan était en quête d’un avantage militaire contre son voisin arménien dans le conflit qui les oppose sur le territoire disputé du Haut-Karabakh. Plus qu’un débouché pour son industrie militaire, Tel-Aviv voyait dans Bakou le profil parfait pour mettre en œuvre sa « diplomatie de la périphérie ». Théorisée dans les premières années de l’État hébreu, cette dernière entend surmonter l’encerclement par des pays arabo-musulmans hostiles en nouant des liens avec le « deuxième cercle » comprenant des États musulmans non arabes.

Les relations diplomatiques nouées avec l’Iran du chah et la Turquie ont fourni les premiers succès de cette doctrine, avant que la révolution iranienne retire Téhéran du tableau de chasse, et que les relations avec Ankara ne se dégradent verbalement avec l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan en 2002. Suite à la dissolution de l’Union soviétique, Israël a approché les nations musulmanes d’Asie centrale. L’État hébreu voit dans la « camaraderie » avec un pays musulman comme l’Azerbaïdjan un moyen de s’attirer les sympathies internationales.

De ce point de vue, Bakou partage une approche commune avec Riyad ou Abou Dhabi, même si, contrairement à ces États du Golfe, les liens israélo-azéris ne sont pas secrets. Pour Tel-Aviv, la publicité des échanges est un des principaux avantages politiques de la relation, tandis que l’Azerbaïdjan a plutôt intérêt à faire profil bas. Bakou joue sur deux tableaux, et le conflit du Haut-Karabakh en est un bon exemple. Il doit pratiquer la discrétion pour s’épargner des votes défavorables des États musulmans lorsque le conflit est à l’ordre du jour des Nations unies. Tout en chantant l’harmonie qui règne sur son territoire entre les musulmans et la minorité juive de moins de vingt mille âmes. Cette stratégie de communication vise principalement les lobbys juifs américains, qui ont vocation, dans l’esprit de l’establishment politique azéri, à neutraliser les lobbys arméniens au Congrès américain. « Même si Israël a ouvert son ambassade en Azerbaïdjan, nous n’avons pas de représentation officielle en Israël. L’Azerbaïdjan joue un jeu équilibré, d’abord car nous sommes membres de l’Organisation de coopération islamique, et ensuite car nous devons ménager l’Iran, avec lequel l’Azerbaïdjan a une filiation culturelle et religieuse », explique à L’OLJ Shamkhal Abilov.

Nouvelle donne
Aujourd’hui, ce « jeu » ne sert plus en priorité l’affrontement avec l’Arménie, rendue intouchable par son alliance avec Moscou. C’est l’hostilité partagée envers l’Iran qui renforce la cohésion avec l’allié israélien. Les rapports de l’Azerbaïdjan avec la République islamique sont historiquement tourmentés. L’Iran abrite une grosse minorité azérie, 15 à 20 millions de personnes sur plus de 80 millions d’habitants. Téhéran suspecte Bakou d’encourager l’irrédentisme de cette communauté concentrée dans le nord-ouest du pays. Pour déstabiliser son voisin, la République islamique a soutenu les arméniens chrétiens contre leurs adversaires azéris chiites au début du conflit dans le Haut-Karabakh.

Depuis une dizaine d’années, l’Azerbaïdjan dit désormais faire face à des tentatives de déstabilisation islamiste orchestrées depuis Téhéran. En 2012, les autorités azéries avaient lancé une vague massive d’arrestations contre des contingents pro-iraniens, membres du clergé chiite et de la branche locale du Hezbollah. L’inquiétude quant à l’immixtion iranienne dans les affaires du pays est allée grandissante. Une part importante des drones et systèmes de défense antiaérienne israéliens acquis en 2012 a été déployée aux alentours de la capitale azérie et dans la province sud-est du Lenkoran jouxtant l’Iran. Sur le terrain, l’agenda sécuritaire est ainsi moins accaparé par l’affrontement potentiel avec l’Arménie que par le facteur iranien. Le credo national rencontre particulièrement bien la tendance globale. En tant qu’État musulman partageant les vues stratégiques de Tel-Aviv, Bakou est aujourd’hui moins une « anomalie » qu’auparavant. Le rapprochement entre Tel-Aviv et certaines monarchies du Golfe, un secret de Polichinelle, a probablement libéré la parole et les actes. La rencontre de la semaine dernière, en pleine commémorations de la Nakba et sur le sol israélien, montre en effet que certaines barrières psychologiques ont sauté.