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Pour ou contre la Turquie dans l’Union?

Pour ou contre la Turquie dans l’Union?
par Demetz Jean-Michel

L’Express
31 mai 2004

La question divise les politiques et les citoyens de l’Europe. A
quelques jours d’un scrutin qui a relancé le débat, à quelques mois
de la décision des Vingt-Cinq sur l’ouverture de négociations avec
Ankara, L’Express propose des clefs pour comprendre. Sereinement

La Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l’Union européenne?
Brutalement, l’échéance approchant, cette nouvelle question d’Orient
fait irruption dans le débat électoral. C’est en décembre, en effet,
que les Vingt-Cinq devront décider s’ils sont prêts à ouvrir un
calendrier de négociations pour l’adhésion du candidat turc. Une
perspective à l’horizon 2015-2020, hissée au rang de grande cause
nationale en Turquie, où l’actuel gouvernement, venu de l’islam
politique mais qui s’affirme converti à la laïcité, ne ménage pas
ses efforts pour réformer à marche forcée un modèle républicain
hérité d’Atatürk, plus proche de la démocratie autoritaire que de la
démocratie libérale. Les citoyens de l’Union européenne, eux, sont
divisés. Hostiles en Autriche et en France, réservés aux Pays-Bas et
en Allemagne. Souvent, ils ignorent que leurs dirigeants ont déjà admis
cette “vocation à rejoindre l’Union”, il y a cinq ans, à Helsinki. Les
droites française et allemande sont, en principe, contre, mais pas
les droites espagnole et italienne. La gauche est plus favorable,
sous réserve d’inventaire des progrès démocratiques, mais certaines
personnalités, comme l’ancien ministre des Affaires étrangères
(PS) Hubert Védrine, y sont opposées. Tony Blair, Gerhard Schröder,
Jacques Chirac, Silvio Berlusconi soutiennent cette candidature.

Pays charnière, entre Méditerranée et Asie centrale, terre composite,
avec des écarts de revenus de cinq à un entre la région d’Istanbul
et le Sud-Est anatolien, et une condition féminine inégale – “La
Turquie, c’est à la fois le Danemark et le Pakistan”, avait dit un
jour l’ancien président Demirel – la Turquie suscite les passions et
attise les peurs. Parce que le débat actuel, tel qu’il est engagé,
n’échappe pas à la mauvaise foi et renvoie à la source même du projet
européen, il convient d’examiner sereinement une candidature qui peut
être un risque comme une chance pour l’Union. Donner des clefs à ses
lecteurs pour mieux aborder ce dossier complexe, telle est l’ambition
de L’Express en présentant et analysant les éléments de la controverse.

La Turquie peut-elle invoquer la géographie pour revendiquer son
appartenance à l’Europe? Non, pour les opposants à la candidature
d’Ankara. “Le Bosphore ne coule pas au milieu de l’Anatolie”,
a tonné VGE. A leurs yeux, la Turquie d’Europe – la Thrace et la
rive nord d’Istanbul, 3% du territoire total (779 000 km2) mais
20% de la population (Istanbul compris), ne compte pas. En outre,
une Turquie dans l’Union repousserait notre frontière extérieure
jusqu’à celle de la Syrie, de l’Irak, de l’Iran, de l’Arménie et de
la Géorgie… Elle poserait la question des républiques du Caucase,
déjà membres du Conseil de l’Europe. “C’est comme si la France
demandait d’adhérer à l’Union africaine!” raille l’ancien ministre
Hubert Védrine. Et pourquoi pas aussi le Maghreb ou le Liban, où le
génie grec fait naître Europe? D’ici à un demi-siècle, “la vocation
de l’Union est de regrouper tous les territoires qui entourent les
rives de la Méditerranée”, plaide déjà Dominique Strauss-Kahn (PS)
dans un récent rapport remis à Romano Prodi. En feignant d’oublier
que le traité de Maastricht sur l’Union européenne précise, comme
auparavant le traité de Rome, que “tout Etat européen peut demander
à devenir membre de l’Union” (art. O). Ce qui qualifie, en droit,
la Turquie, même si les partisans de son adhésion préfèrent rappeler
que c’est le contrat sur les valeurs politiques communes qui fonde
la construction européenne.

La Turquie peut-elle invoquer l’Histoire? Pont physique entre
l’Europe et l’Asie, la Turquie occupe aussi ce rôle de carrefour
dans l’Histoire. Les civilisations ionienne et hellénistique se
sont épanouies sur les rivages du territoire actuel de la Turquie,
quinze siècles avant l’arrivée des premiers peuples turcs, comme
en témoignent, par exemple, les collections du musée archéologique
d’Antalya, complaisamment présentées au touriste sous l’étiquette d’
“antiquités turques”. Face au péril parthe, Rome fait régner la
paix de l’Empire sur une région déjà zone tampon. “Empire romain
d’Orient”, l’Empire byzantin revendiquera, jusqu’à son agonie,
cette filiation. Après la chute de Constantinople, en 1453, les
sultans ottomans prendront soin, à leur tour, de s’inscrire dans
la tradition du basileus. Mehmed II, “le Conquérant”, apprend la
philosophie grecque, envoie sa flotte recueillir les juifs expulsés
d’Espagne par les “Rois Catholiques”, commandite des artistes de la
Renaissance italienne comme Matteo de Pasti ou le médailliste Costanzo
di Ferrara. Ces mêmes tableaux, il est vrai, que son fils Bayezid
II vendra, en même temps qu’il fera recouvrir les fresques érotiques
peintes pour son père. L’islam s’installe à Constantinople. Pourtant,
ni Bayezid ni ses successeurs ne portent atteinte au cosmopolitisme de
la ville, où continuent à vivre Grecs, Arméniens, Vénitiens, Slaves. Et
les sultans, pour se prémunir contre d’éventuelles intrigues des
familles ottomanes rivales, prennent pour épouses des Balkaniques
ou des Italiennes, dont certaines influent sur la vie politique,
à l’égal d’une Catherine de Médicis. Leurs favoris seront albanais,
arméniens ou serbes. L’islam turc est influencé par les Lumières. A
la fin du XVIIIe siècle, les sultans sont tentés, eux aussi, par le
despotisme éclairé. Des officiers turcs sont envoyés en formation dans
la France de Louis XVI. Un mouvement de réformes, quoique timide, se
dessine, le Tanzimat. Le virage occidental s’accélère à la fin du XIXe
siècle avec les Jeunes-Turcs, qui, sous l’influence du positivisme
du Français Auguste Comte, laïcisent l’enseignement, au même moment
que la IIIe République. Mais c’est Mustafa Kemal Atatürk, fondateur
de la Turquie moderne, qui imprime le changement radical. Ce natif de
Salonique (aujourd’hui en Grèce) suit un principe: “La civilisation,
c’est l’Occident, le monde moderne dont la Turquie doit faire partie
si elle veut survivre” (cité dans La Turquie en Europe, de Turgut Ozal,
Plon). Le feutre remplace le fez. L’Etat devient totalement laïque. Le
dimanche se substitue au vendredi comme jour férié. L’alphabet arabe
est remplacé par l’alphabet latin. Le nouveau Code civil est calqué
sur celui de la Suisse. Il interdit la polygamie et la répudiation,
et consacre l’égalité juridique entre hommes et femmes, lesquelles,
dès 1934 – soit dix ans avant la France – ont le droit de vote.

Pendant toute l’époque ottomane, l’empire est un acteur du concert
européen. Au XIXe siècle ne le surnomme-t-on pas “l’homme malade
de l’Europe”? Les puissances chrétiennes peuvent faire front contre
lui – lors de la bataille navale de Lépante, en 1571 – ou l’intégrer
dans le jeu de l’équilibre continental (François Ier et l’alliance
avec Soliman contre les Habsbourg; la France et la Grande-Bretagne
pendant la guerre de Crimée contre la Russie). La Sublime Porte, dont
l’avancée est arrêtée sous les murs de Vienne, en 1683, est présente
dans l’Europe balkanique. Pendant quatre siècles. Dans toute la région,
la cuisine ou la musique sont marquées par cette influence turque.

L’Europe doit-elle être un “club chrétien”? L’expression est de
l’ancien chancelier Helmut Kohl. Pour le chrétien-démocrate Jean-Louis
Bourlanges, “l’identité européenne est née de la conjonction des
héritages judéo-chrétien et gréco-romain” – ce qui exclut les
terres d’islam. Le caractère musulman de la population turque fait
peur. S’il faut en croire Alexandre del Valle, La Turquie dans l’Europe
(ed. des Syrtes), cela en fait rien de moins qu’ “un cheval de Troie
islamiste”. La stratégie proeuropéenne des actuels dirigeants d’Ankara,
issus du courant islamiste, viserait, selon lui, à “subvertir les
valeurs occidentales et à pénétrer l’Union européenne pour mieux mettre
fin à l’expérience d’essence occidentale et européenne par excellence
que fut le kémalisme”. A l’appui de cette thèse, une mesure récente
comme le vote d’une loi, ce mois-ci, levant les restrictions pesant
jusqu’alors sur l’accès à l’université des élèves diplômés des lycées
religieux (imam hatip), soupçonnés par une large partie de l’opinion
et par l’armée d’être un vivier de futurs cadres islamistes destinés
à noyauter l’appareil d’Etat. Ou la volonté affichée du gouvernement
d’autoriser le port du foulard islamique à l’université et dans la
fonction publique – vue sur place comme une liberté de choix souhaitée
par 2 Turcs sur 3, selon les sondages.

Les partisans de l’adhésion rappellent, eux, que l’Europe compte déjà
en son sein 12 millions de citoyens de confession musulmane, “plus que
les Belges et autant que les Hollandais”, selon le mot de l’eurodéputé
Daniel Cohn-Bendit. Et que, sur le continent, deux pays, la Bosnie
et l’Albanie, ont une population à majorité musulmane. A l’heure où
Al-Qaeda tente de mobiliser la rue musulmane contre l’Occident, Jacques
Chirac, partisan, “par conviction profonde”, de l’adhésion, souligne
un point indiscutable: “Refuser, pour des raisons d’ordre ethnique
ou religieux, la Turquie serait faire le jeu de ceux qui prônent le
choc des civilisations.” L’Europe ne pourra gagner sa lutte contre le
terrorisme islamiste sans allié dans le monde musulman. “Sans être un
modèle, une Turquie dans l’Union aidera à la contagion des idées et
valeurs démocratiques dans l’espace arabe”, estime le député allemand
(Verts) Cem Ozdemir, d’origine turque. Comme un cheval de Troie de
l’Occident, en somme…

Au coeur du débat, une question ouverte: savoir si l’islam des
Turcs – qui boivent du vin et dont la composante alévie refuse
une interprétation littérale du Coran – a véritablement réusi sa
sécularisation, comme, en son temps (et ce n’est pas si ancien),
le protestantisme, puis le catholicisme. Si oui, les actuels
dirigeants politiques turcs, qui se présentent comme des “démocrates
conservateurs” héritiers d’un mouvement réformiste lancé voilà deux
siècles, seraient alors à l’islam ce que les chrétiens-démocrates
sont au christianisme. La laïcité turque, l’alliée naturelle de la
république française. Et l’islam, réconcilié avec la démocratie.
Sinon, cette mue ne serait qu’un vernis qui pourrait, demain, si
l’armée, gardienne de la laïcité, relâchait son contrôle, s’écailler
sous le grattoir d’un islam rigoriste prêt à la régression.

La Turquie est-elle une démocratie? C’est le point sur lequel devra
se prononcer la Commission européenne, cet automne, en vérifiant
si Ankara respecte ou non les “critères de Copenhague” édictés
en 1993: stabilité des institutions démocratiques, Etat de droit,
respect des droits de l’homme, protection des minorités. Longtemps
la Turquie fut une démocratie sous surveillance, sous la tutelle du
pouvoir militaire – pilier de l’ “Etat profond”. Face au chaos né
du choc des extrêmes de droite et de gauche, les généraux, à la tête
d’une armée de 650 000 soldats, n’hésitaient pas à faire sortir les
chars, comme, dernièrement, en 1980. Ou à donner un coup d’arrêt à un
gouvernement islamiste, conformément au principe de laïcité affirmé
dans la Constitution. La dernière fois, c’était en 1997, le Conseil
de sécurité nationale rendait public, au nom de la défense de la
laïcité, un mémorandum en dix-huit points devant lequel s’inclinait
le gouvernement du Premier ministre islamiste Erbakan.

Cette période-là est-elle révolue? A coups de paquets de réformes
adoptées depuis trois ans par le Parlement, les institutions turques
connaissent, à un rythme soutenu, un sacré nettoyage qui bluffe même
les sceptiques. Un Programme national pour la reprise de l’acquis
communautaire a été élaboré. La Constitution a été amendée: les
libertés publiques (liberté de la presse, liberté d’association,
liberté d’expression, droits des inculpés et des détenus) y sont
renforcées. L’usage de la langue kurde (prénoms kurdes, radios et
télévisions kurdes) devient autorisé. Les traités internationaux
l’emportent désormais sur la loi turque en cas de contradiction. Le
débat public s’ouvre doucement, qu’il s’agisse du rôle de l’armée ou
de la question arménienne. La peine de mort – plus appliquée depuis
1984 – a été abolie. Le carcan policier est desserré. L’heure est à la
tolérance zéro à l’égard de la torture. Les pouvoirs des militaires
ont été réduits au Conseil national de sécurité, comme ils devraient
l’être, ces jours-ci, dans un huitième paquet, au sein d’institutions
où les centurions siégeaient, tels le Conseil de l’audiovisuel
ou le Conseil de l’éducation. Une procédure pénale ordinaire se
substitue aux cours de sûreté de l’Etat. Si cette révision des textes
s’avérait insuffisante, le ministre turc des Affaires étrangères a
déjà prévu de rencontrer, en juin, à Bruxelles, le commissaire chargé
de l’Elargissement, Günter Verheugen, pour lui demander d’indiquer
les carences et oublis éventuels. La Grande Assemblée nationale – le
Parlement turc – siégera tout l’été pour voter les dernières révisions.

Il y a les textes et il y a la pratique. C’est l’écueil principal.
Comment convaincre une administration conservatrice de s’adapter au
changement? Comment s’assurer que la police, le système pénitentiaire,
la justice appliqueront vite les nouvelles règles? Et sur l’intégralité
du territoire, à Istanbul comme en Anatolie orientale? Il est permis
de douter.

Cet automne, Bruxelles tranchera donc, avec un “rapport approfondi,
équitable et objectif, a assuré le commissaire Verheugen. Tout dépendra
des capacités propres de la Turquie à appliquer en droit et en fait”
les critères démocratiques. Conscients des lacunes possibles, les
diplomates turcs cherchent déjà une échappatoire en soulignant
que la Commission, en avril, a donné son feu vert à l’ouverture
de négociations avec la Croatie, tout en reconnaissant que, si les
critères de Copenhague n’étaient pas pleinement respectés, le “seuil
critique” était atteint…

Les Turcs sont-ils trop nombreux? Aujourd’hui, ils sont près de 70
millions. D’ici à deux décennies, la population pourrait se stabiliser
entre 85 et 100 millions, selon les experts. L’Allemande Angela Merkel,
l’enfant chérie de la CDU, opposante déclarée à la candidature turque,
s’alarme du poids politique qui en découlerait: “100 députés turcs
au Parlement européen! Cette vague conservatrice changerait le
débat en profondeur.” Une large part de l’opinion allemande craint
une immigration massive. En écho, un autre sceptique, l’eurodéputé
britannique (conservateur) James Elles, soulève un ultime argument:
“A 25, on va déjà avoir du mal. Il nous faut du temps pour digérer
cet élargissement, ou bien le système implose!”

Les Turcs sont-ils trop pauvres? Selon le PIB par habitant, la Turquie
est au niveau de la Bulgarie et de la Roumanie, soit un tiers de
la moyenne européenne. Son économie souterraine – le marché noir
– est hors de proportions (de 40 à 60% du PIB) pour une économie
développée. La corruption y est répandue. Près de la moitié des
femmes, dans l’Est, sont encore analphabètes. La structure bancaire
est fragile. Au Tusiad, le syndicat patronal turc, en pointe dans le
combat pour l’adhésion, nul ne nie les faits. Mais on souligne que la
18e économie mondiale (selon la Banque mondiale), à la différence de
huit des nouveaux membres de l’Union, a une expérience du marché. En
proie, dans la dernière décennie, à une crise de confiance et à
l’hyperinflation, l’économie n’a certes connu, dans les années 1990,
qu’une croissance moyenne de 2,5% par an, en moyenne. Mais, depuis
deux ans, grâce aux réformes structurelles demandées par le FMI et
la Banque mondiale, et au virage libéral négocié par les autorités,
l’inflation a été endiguée autour de 10%, la livre turque stabilisée
et le pays a repris un rythme de croissance de 5 à 6% par an qui
pourrait correspondre à son potentiel de croissance à moyen, voire
à long terme. Ce qui en fait un marché émergent des plus séduisants.
Les entreprises européennes le savent bien qui ont profité de l’union
douanière – libre circulation des produits industriels sans taxes ni
quotas – réalisée en 1996, pour se lancer à l’assaut d’une économie
dont le PNB représente 40% de celui des dix nouveaux membres de
l’Union. En 2003, les entreprises des Vingt-Cinq ont vendu pour
28 milliards d’euros de biens et de services. Même si plus des
deux tiers des investissements étrangers en Turquie viennent de
l’Europe des Vingt-Cinq, ceux-ci restent limités – au total, trois
fois moins que ce qui a été investi en Pologne. Dès le début des
négociations, ils pourraient doubler, à en croire une étude de
l’université d’Amsterdam. Or cette manne est indispensable pour
donner du travail à une main-d’oeuvre pléthorique (pour un tiers,
encore, dans l’agriculture). A contrario, ce réservoir de population
en âge de travailler pourrait satisfaire les besoins d’une Europe
développée dont la population active va, très bientôt, commencer à
baisser. A long terme, 2,7 millions de Turcs pourraient, selon une
étude du bureau central du plan du ministère de l’Economie des Pays-Bas
(CPB), s’installer durablement en Europe de l’Ouest, principalement
en Allemagne. Ils s’ajouteraient aux 3,7 millions déjà dans l’Union.

Les opposants s’inquiètent du coût d’une adhésion turque. Pays
relativement pauvre, alourdi par un secteur agricole important, la
Turquie serait, dans les conditions actuelles, un bénéficiaire net de
l’aide européenne: pour 14 milliards d’euros par an, selon l’Osteuropa
Institute, à Munich, dont 2,5 à la seule charge de l’Allemagne; pour
8 milliards d’euros par an, d’après le CPB. Mais qui peut dire si,
dans vingt ans, le chéquier de l’Union sera aussi généreusement ouvert?

“La Turquie dans l’Europe, c’est la fin de l’Europe”… C’est
la sombre prophétie de Giscard. Pour bon nombre de fédéralistes,
l’Europe ainsi élargie serait réduite à n’être qu’un vaste marché
privé d’ambition politique et d’institutions en état de fonctionner.
“Plus l’Europe sera hétérogène, plus elle sera faible”, assure le
député UMP Pierre Lequiller. Ce serait l’objectif poursuivi par les
Anglo-Américains, fervents soutiens de l’entrée de la Turquie –
la fin de l’ “Europe puissance”. Les partisans de la candidature
d’Ankara affirment que, au contraire, une Europe étendue jusqu’au
Proche-Orient serait contrainte d’assumer ses responsabilités
face au défi politique de l’islam arabe et pèserait davantage dans
ces deux zones stratégiques riches en pétrole et en gaz que sont
le Moyen-Orient et la Caspienne. Déjà membre de l’Otan, l’allié
turc serait un atout maître. “Face à l’accélération de l’Histoire,
l’Europe doit se transformer en entité globale, avance Ahmet Davutoglu,
conseiller du Premier ministre turc. La voici face au double choix
du multiculturalisme et du lien stratégique à nouer avec l’Asie.”

Faut-il, en préalable, arracher à Ankara la reconnaissance du “génocide
arménien”? C’est le souhait des associations arméniennes, choquées
par ce “”négationnisme actif”. Jacques Chirac s’y refuse, renvoyant
maladroitement aux “querelles du passé”. La pratique communautaire
n’exige rien de tel. Pour la partie turque, c’est à une commission
internationale d’historiens d’arbitrer sur le statut à donner aux
massacres de 1915.

Peut-on dire non à l’ouverture d’un calendrier de négociations? C’est
ce que décideront les Vingt-Cinq en décembre, après avoir pris
connaissance du rapport de la Commission sur la situation de
la Turquie. Si le feu vert est donné par Bruxelles, il paraît
politiquement difficile de répondre par la négative au regard des
engagements pris dans le passé. Le 12 septembre 1963, la Turquie
reçoit le statut d’associée à la Communauté européenne, lequel prévoit
déjà comme finalité son adhésion (à la différence des accords conclus
avec la Tunisie et le Maroc en 1969) et la mise en place d’une union
douanière finalement achevée le 1er janvier 1996. Ankara dépose en
1987 sa demande d’adhésion, formellement reconnue par le Conseil
européen d’Helsinki en décembre 1999. Le Conseil de Copenhague, en
décembre 2002, décide que les négociations d’adhésion commenceront,
sans délai, en décembre 2004 si les critères politiques sont remplis.

Si les négociations s’ouvraient en 2005, serait-il possible de les
arrêter à tout moment? En principe, oui. Si les autorités turques
jugeaient exorbitantes les conditions posées par Bruxelles ou si la
Commission constatait une régression démocratique, tout s’arrêterait.
Les négociations, en tout cas, prendront des années, au terme
desquelles une période d’attente sera, en outre, nécessaire pour
digérer l’acquis communautaire et adapter les prix agricoles. Et il
faudra que tous les membres de l’Union ratifient cette entrée. Or
l’opinion publique, en France et en Autriche, est aujourd’hui
majoritairement hostile. Il suffirait d’un seul refus, par un
Parlement ou à l’issue d’un référendum national, pour tout bloquer.
L’horizon d’une éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union serait
celui des années 2015-2020. “A quoi ressemblera le monde dans ces
années-là?” s’interroge le commissaire européen Pascal Lamy. Dire oui
à la Turquie aujourd’hui serait ne pas insulter l’avenir et se garder
une marge pour faire machine arrière si nécessaire. L’eurodéputé
James Elles est plus inquiet: “Les Turcs sont mus par une telle
détermination qu’ils ne cesseront de pousser à la roue…”

In fine, qu’est-ce qui est le plus risqué pour l’Europe: accepter la
candidature turque ou la refuser? Diplomates et experts turcs n’en
font nul mystère, au risque de passer pour des maîtres chanteurs. Si
l’Europe dit non, la déception sera telle qu’elle ne pourra compter
sur le même zèle de la part d’Ankara pour contrôler les routes de la
drogue et de l’immigration clandestine qui passent par son territoire
vers les nôtres. Sans parler de la lutte antiterroriste. A nuancer.
Il n’y a pas de plan de rechange et les élites turques savent bien,
quoi qu’elles en disent, que l’avenir de leur pays est lié, sous
une forme ou une autre, à celui de l’Europe. Mais, en disant non,
on renforcerait l’islamisme et l’extrême droite nationaliste. “Parce
que le pays est dans une période de transition démocratique, un
non de l’Europe serait une catastrophe économique et politique”,
prédit l’homme d’affaires Can Paker (Henkel Turquie). Il est
prêt à attendre la date d’entrée: “La route de l’adhésion est plus
importante que l’adhésion elle-même.” La perspective européenne sert
aujourd’hui, comme hier en Espagne et au Portugal, d’aiguillon à la
démocratisation. Et, sur le modèle franco-allemand, à la réconciliation
historique avec le vieil ennemi grec.

“Une Turquie stabilisée, rassérénée et démocratique”, c’est notre
“assurance-vie”, résume Michel Rocard. Au sein de l’Union? Ou à côté,
comme le préconise (voir page 124), sans préciser comment, Philippe
de Villiers? Réponse en décembre.

Post-scriptum Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan,
est invité par George W. Bush à participer, le 9 juin, au prochain
sommet du G 8, qui se tiendra à Sea Island (Géorgie), pour examiner
comment réformer politiquement, économiquement et socialement “le
Grand Moyen-Orient et l’Afrique du Nord”.

Tamamian Anna:
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