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Excuses, à qui le tour ?, par Tony Judt

Excuses, à qui le tour ?, par Tony Judt

Le Monde
12 Mai 2004

Nous vivons à l’ère des excuses. Lorsqu’une crise se produit ou quand
un scandale est dévoilé, la première réaction de nombreux personnages
publics de nos jours est de jaillir en un torrent de remords. Ces
geysers inépuisables de contrition non dissimulée ont fait naître les
espoirs de tout le monde : les victimes – réelles ou présumées –
n’exigent pas seulement la justice mais le repentir, et les
journalistes y mettent allégrement du leur.

C’est ainsi que la commission publique qui enquêtait sur les
défaillances de la sécurité avant le 11 Septembre a été transformée
en soap opera. Condoleezza Rice allait-elle suivre la réplique de
Richard Clarke et proposer un “désolé” télégénique pour ne pas avoir
empêché que ça se produise ? De quoi aurait-elle l’air si elle
présentait des excuses sur tous les points ? Et – encore plus
intéressant du point de vue médiatique – de quoi aurait-elle l’air si
elle ne le faisait pas ?

Le Dr Rice est une médiocre conseillère pour la sécurité nationale,
mais c’est une bonne tacticienne. En refusant d’exprimer le remords
(“Il ne serait pas bon pour les victimes ni pour le pays que je
m’excuse de ne pas avoir empêché le 11 Septembre de se produire. Ce
serait s’appesantir sur le passé”, comme elle l’a expliqué à Ed
Bradley dans l’émission “60 Minutes”), elle n’a pas payé cher sa
participation aux enjeux de la sympathie, tout en détournant avec
fermeté l’attention des journalistes de tout ce qui avait de
l’importance. Les sentiments du moment de Condoleezza Rice occupaient
le devant de la scène, plutôt que ses actes passés. Nous avions
l’habitude de nous intéresser à ce que faisaient ou pensaient les
personnages publics.

A présent, nous ne voulons véritablement savoir que ce qu’ils
ressentent. Et tout le monde, même le président des Etats-Unis, s’y
prête avec enthousiasme. Il s’agit d’un fait nouveau. Par le passé,
devant des mauvaises nouvelles, les politiciens avaient l’habitude de
dissimuler. Plutôt que de dire ce qu’ils ressentaient face à quelque
chose de désagréable dont on pouvait les considérer comme
responsables, ils se contentaient de démentir : “Cela ne s’est jamais
produit.”Plus tard, quand il n’a plus été possible de démentir, ils
ont minimisé le problème : “D’accord, cela s’est produit, mais ce
n’était pas aussi grave que vous le dites.” Plus tard encore, quand
l’étendue du crime ou du scandale était évidente pour tout le monde,
ils ont admis “eh bien oui, cela s’est produit et cela était en tout
point aussi grave que vous le dites. Mais c’était il y a si
longtemps. Pourquoi remuer le passé ?”

Cela reste la réponse en de nombreux endroits. Au Japon, les mauvais
traitements infligés pendant la guerre aux Chinois et aux Coréens
sont encore embourbés dans un semi-démenti et une mémoire officielle
truquée. Les autorités turques – et beaucoup de Turcs – oscillent
inconfortablement entre une réécriture qui les disculperait et un
démenti pur et simple lorsqu’ils sont confrontés au massacre des
Arméniens. Les dirigeants australiens ne nient plus le quasi-génocide
des Aborigènes, mais il est tellement ancien qu’ils refusent de
s’appesantir sur le sujet. Même quand la pression internationale a
rendu inévitables les “regrets” et les réparations officiels, comme
dans le cas de l’Holocauste, le remords officiel sincère est rare.
Les excuses récentes du président polonais Kwasniewski pour la part
prise par ses compatriotes dans l’extermination de leurs voisins
juifs pendant la seconde guerre mondiale ont eu une portée d’autant
plus grande qu’elles étaient sans précédent.

Bref, les excuses publiques ne sont pas une réponse politique
universelle aux mauvaises nouvelles. Elles semblent constituer une
particularité américaine – Tony Blair s’y adonne aussi, mais, par sa
religiosité bien affichée et sa propension à se faire moraliste,
Blair est le premier ministre le plus américain de l’histoire
britannique moderne. Il est de la même génération que Bill Clinton,
Al Gore, George W. Bush et autres baby-boomers façonnés par la
révolution pédagogique des années 1960 et les préoccupations
narcissiques de l’époque.

Pour cette génération de dirigeants politiques – et leurs partisans –
il a toujours été important d’avoir les sentiments adéquats et de les
afficher généreusement. Ainsi (selon son porte-parole), le président
Bush – jusqu’ici apparemment imperméable aux susceptibilités de sa
génération – est désolé de “la douleur causée” par la publication de
photos et de reportages sur des soldats américains torturant des
Irakiens. Selon ses propres termes, Bush se sent “mal” à cause de ce
qui est arrivé, “désolé de l’humiliation” des prisonniers irakiens.
Il ne dit pas tout à fait qu’il “ressent leur douleur” – c’est un
sentiment plus en rapport avec Clinton – mais l’idée générale est la
même.

Pour une génération élevée dans le culte de l’amélioration
personnelle, que ce soit par la psychothérapie ou la renaissance
religieuse, on est meilleur si on se sent mieux avec soi-même ; dire
qu’on est “désolé” fait qu’on se sent incontestablement mieux. La
victime aussi se sent mieux. On gagne donc sur trois tableaux : on
est bon, on fait du bien et on se sent bien.

Mais en passant des relations privées aux affaires publiques, les
excuses rencontrent quelques paradoxes fascinants. En premier lieu,
elles se sapent elles-mêmes. Comme le savent tous ceux qui se sont
occupés de jeunes enfants, dire “pardon” ou “désolé” a un double but
: reconnaître la culpabilité et disculper l’auteur de la faute :
“J’ai dit que j’étais désolé : pourquoi es-tu encore fâché ?” Ainsi
George W. Bush espère-t-il indubitablement qu’en disant à quel point
il est désolé que son armée se soit déshonorée, il pourra rapidement
laisser cette affaire derrière lui. En cela, il se trompe assurément.

A notre époque de remords instantanés, le cours du repentir a subi
une énorme inflation et a perdu presque toute valeur. La plupart de
ceux qui ont entendu le président exprimer ses regrets, surtout parmi
les Arabes et les musulmans auxquels ils étaient plus
particulièrement destinés, se seront fait l’écho de la réponse
célèbre de Mandy Rice-Davis au plus fort de l’affaire Christine
Keeler dans le Swinging London des années 1960, lorsque Lord Astor a
nié sous serment avoir été en relation avec elle : “Enfin, on
s’attendait à ce qu’il dise ça, non ?” En outre, alors que les
regrets du président sont sûrement sincères, il est probable que son
auditoire international, sceptique, se dise qu’il n’est pas moins
“désolé” que l’information ait été divulguée. Il pourrait aussi en
venir à regretter amèrement les excuses soigneusement mitigées
présentées par ses subordonnés. Le général de division Geoffrey
Miller, responsable de la prison d’Abou Ghraib, a commencé par
présenter ses excuses puis a passé un certain temps à expliquer qu’il
faisait référence aux “actes illégaux et non autorisés” d’un “petit
nombre de soldats”. Le général de brigade Kimmitt, porte-parole de
l’armée américaine en Irak, a pareillement nuancé l’expression de ses
regrets – “un petit nombre de soldats commettant un impair”. Ce
repentir de pure forme accordé à contrecœur (la sodomie au moyen d’un
manche à balai est donc devenue “un impair” ?) ne fait qu’attirer
l’attention sur son insuffisance – et appelle une accusation de
mauvaise foi.

Alors, que doit faire un dirigeant démocratique ? S’excuser trop tôt
sonne faux – notamment pour les étrangers qui connaissent mal le
culte américain de la contrition. Le silence fait croire à une
indifférence sans pitié ou à une tentative pour étouffer l’affaire.
Les crimes d’Abou Ghraib et d’ailleurs ne sont pas comparables au
massacre de My Lai ou autres atrocités de guerre commises dans le feu
du combat par des GI terrifiés et des officiers incapables. Ils
découlent de cette insigne indifférence aux lois, aux règlements, aux
droits et aux devoirs qui a caractérisé cette administration depuis
le début et qui devait fatalement, tôt ou tard, s’infiltrer jusqu’aux
sergents et aux mercenaires qui font le sale travail. Le président
Bush n’avait donc pas d’autre choix que de reconnaître immédiatement
que des choses terribles avaient été faites en Irak – et il ferait
bien de s’assurer qu’on lui a raconté toute l’histoire et qu’il la
raconte à son tour complètement. L’expression publique de sa douleur
et de son chagrin ne sera toutefois plus suffisante.

Ce qui manque au culte américain moderne du “désolé”, c’est le sens
des responsabilités. Qu’il s’agisse de l’incompétence des services de
sécurité avant le 11 Septembre, d’une aventure impérialiste mal
conduite et ratée, de la mauvaise administration et de la dégradation
de l’armée ou du comportement criminel des Américains en Irak, tout
le monde se sent “mal”, tout le monde exprime ses “regrets” – mais
personne, semble-t-il, ne se sent “responsable”. D’après le président
Bush (interviewé sur Al-Hurra), “nous croyons à la transparence parce
que nous sommes une société libre. C’est ce que font les sociétés
libres. S’il y a un problème, elles abordent ce problème de manière
franche et directe”. Sauf que, bien sûr, nous ne le faisons pas.

Car juste après, dans la phrase suivante, George W. Bush affirme à
son interlocuteur : “J’ai confiance dans le secrétaire de la défense
et j’ai confiance dans les commandants sur le terrain… parce que
eux et nos troupes font du bon travail pour le peuple irakien.” Les
commandants sont donc tirés d’affaire. Pendant ce temps, le New York
Times (6 mai) rapporte une petite histoire touchante sur les GI
déroutés et désemparés, les véritables auteurs des tortures, qui
prétendent avoir suivi les ordres / ne pas avoir reçu d’ordres /
avoir mal compris ces ordres / avoir été eux-mêmes mal compris /
avoir subi un stress important à ce moment-là / subir un stress
encore plus important à présent, et ainsi de suite.

Tout le monde est désolé que “ça” se soit produit. A moins que leurs
dirigeants puissent aller au- delà de cette réaction moralisatrice et
intéressée, les Etats-Unis vont avoir de gros problèmes. Si Donald
Rumsfeld, Paul Wolfowitz ou le général Richard Myers étaient des
hommes d’honneur, ils auraient honte et démissionneraient. Mais ils
ne le sont pas. Si George W. Bush avait l’envergure d’un président,
il les aurait déjà virés et aurait assumé personnellement la pleine
responsabilité de leur incompétence. Par les temps qui courent,
toutefois, le président ne prendra certainement pas cette
responsabilité. Pourtant, seul ce type de devoir désuet est de nature
à rendre aux Etats-Unis leur place dans la communauté des nations.

Pour le reste du monde, les excuses de Bush ne sont que des exercices
pour limiter les dégâts. Ce même président, qui parlait de mener la
croisade de Dieu contre le Mal et qui se complaisait dans l’aura
d’autosatisfaction fournie par ses guerriers invincibles, va avoir du
mal à convaincre le reste de l’humanité qu’il s’intéresse réellement
à quelques Arabes brutalisés.

Comme l’ont montré les événements récents, l’Amérique, sous la
présidence de Bush, peut encore avilir et humilier ses ennemis. Mais
elle a perdu le respect de ses amis et elle perd rapidement le
respect d’elle-même. Voilà une raison d’être désolé.

Tony Judt est professeur d’études européennes et directeur du
Remarque Institute à l’université de New York.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Florence Lévy-Paoloni. ©Tony
Judt.

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