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Exposition: Quand l’homme laisse, sur le chemin de la vie, une partie de lui-même

L'Orient-Le Jour– Liban
2 juill. 2018
Quand l’homme laisse, sur le chemin de la vie, une partie de lui-même
Exposition

Pour sa première exposition à Beyrouth à la galerie Tanit, Kevork Mourad a choisi de réaliser, à l’écho d’un monde à la dérive, une œuvre sur le thème de l’entre-deux. « The Space Between »* comme un chemin initiatique.

Danny MALLAT | OLJ
03/07/2018

Il est né à Kamichli, une ville du nord-est de la Syrie aux frontières de la Turquie. D’origine arménienne, il a grandi dans un de ces quartiers défavorisés que la vie n’a pas épargnés. Et comme la pauvreté génère la promiscuité, Kevork Mourad passe ses soirées, entouré des membres de sa famille, qu’il écoute chanter ou se raconter des histoires. Très vite, le dessin s’offre à lui comme une évasion, une terre sacrée où il est bon de se réfugier laissant le matériel se détacher et les écarts des classes sociales se dissoudre. Le jeune Kevork laisse son énergie créatrice adoucir son quotidien. À l’âge de choisir sa voie, il rejoint l’Institut des beaux-arts d’Erevan, en Arménie, une institution financée par le gouvernement.
Il se spécialise dans le dessin et l’illustration des livres, et obtient sa maîtrise en beaux-arts, et comme les belles fins ne sont pas uniquement l’apanage des contes de fées, la Providence placera sur son chemin une jeune Américaine qui verra en lui un talent prometteur. Elle lui propose d’aller tenter sa chance aux États-Unis, lui promettant de le soutenir et de l’aider. Kevork Mourad se retrouve en Californie, rencontre sa future femme, une jeune artiste et comédienne, et ils décident tous les deux de tenter l’aventure de la grande pomme.

Kevork Mourad prend conscience que la musique a depuis toujours accompagné le peuple arménien. « Elle est, dit-il, le reflet d’une culture et d’une identité profondes, elle diffuse la nostalgie d’un âge d’or et l’âme d’une communauté unie dans le souvenir des années tragiques. » Désormais, ses dessins illustreront la musique. Avec sa technique spontanée, il partage la scène avec des musiciens, une collaboration dans laquelle l’art et la musique se développent en contrepoint et où son dessin raconte des histoires. Il collabore avec Kinan Azmeh, Brooklyn Rider, Ken Ueno, Liubo Borissov et Issam Rafea. Kevork Mourad est membre, en tant qu’artiste visuel du Silk Road Ensemble de Yo-Yo Ma. Il a notamment joué au Brooklyn Museum of Art, au Bronx Museum of Art, au Festival du monde arabe à Montréal, au musée Nara, au Japon, et au Lincoln Center Atrium.

Sonnent les clochers et chante le muezzin
Aujourd’hui, ses œuvres sont exposées chez Tanit, à Mar Mikhaël. À l’instant où l’on traverse le seuil de la galerie, trois toiles suspendues en forme de strates, à la grandeur surprenante, captivent le regard et dirigent le parcours du visiteur, magnétisé par l’intensité de cette œuvre. Il faut une minute de méditation et de silence pour arriver à appréhender dans sa totalité la puissance de Kevork Mourad, et sous l’emprise de cet univers en noir et blanc que l’artiste a reproduit, on reste comme englué sur place face à cette composition au croisement d’une réalité virtuelle et d’une poésie universelle. Certes, on est confronté à une œuvre qui renvoie au chaos du monde d’aujourd’hui, mais le regard de l’artiste reste empreint d’espoir. De ses œuvres surgit une effervescence de formes tantôt humaines, tantôt architecturales, tantôt violentes, tantôt d’une vitalité apaisée, mais sans jamais être tranquille. Toutes les religions du monde sont suggérées sans jamais être pointées du doigt. Point de croix, ni de croissant céleste ni même d’étoile, mais des minarets qui déposent leurs ombres bienveillantes sur les clochers des églises qui résonnent à leur tour dans un espace où les synagogues laissent s’avancer les fidèles. Et sous les mains de l’artiste, l’imaginaire devient matérialité. Il affronte avec ses pinceaux, ses noirs et ses gris les brûlures de la vie, les transcendent pour en arriver à en extraire un sourire, celui de la volonté de puissance qui pousse l’homme à tout surmonter et surtout à tendre la main à l’autre, pour un monde meilleur.

Entre un battement de paupière et l’autre
Kevork Mourad ne dépeint la situation du monde et des migrants fuyant les dérives révolutionnaires emportant avec eux tout ce qu’ils peuvent en errant à travers les régions, que pour mieux se poser la question : « Du point de départ au point d’arrivée que s’est-il donc passé dans cet espace de temps ? Comment des milliers de personnes confrontées au déplacement ont-elles vécu le chemin ? Certaines sont mortes, d’autres ont donné la vie ou même ont abandonné en cours de route. » Et l’artiste enchaîne : « Le cerveau de l’homme efface l’espace obscur qui prend place entre un battement de paupière et l’autre. C’est sur ce noir du passage que j’ai voulu me pencher, pour pousser l’homme à ne jamais oublier le chemin qui l’a mené du point de sa naissance à la minute de sa mort. »

Des symboles récurrents traversent les toiles de l’artiste comme ces cordes dessinées qui suspendent et les toiles et le temps, la reproduction des tissus qui viennent souligner l’importance des traditions ancestrales comme des forces qui tissent le destin de l’homme. Des cordes symboles de l’ascension du désir et de toutes formes de liens, ceux que Kevork Mourad voudrait tisser à travers toute l’humanité pour reconstruire un monde nouveau, un monde où la fierté de nos origines et la grandeur de nos ancêtres priment sur chaque accomplissement personnel. « Prenez un miroir, semble dire l’artiste, et regardez en arrière ce qui a fait de vous ce que vous êtes aujourd’hui. »

*À la galerie Tanit, Beyrouth
« The Space Between », Kevork Mourad, jusqu’au 1er août.


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